« Bonjour, c’est Bakir. Aujourd’hui je vais vous parler un peu de moi, mais aussi comme vous l’aurez deviné au titre, de la société tharse qui est organisée en castes.
Je tiens d’abord à vous expliquer une petite chose. Vous êtes en train de lire un journal interdit dans le Nord, ce qui veut dire que vous êtes vous-même dans l’illégalité. À moins que vous ne lisiez ces lignes depuis un pays éloigné du Tharseim, ce qui m’étonnerait beaucoup, mais après tout pourquoi pas. Ce serait inespéré pour moi.
Quoi qu’il en soit, en publiant des textes qui vont à l’encontre de la propagande officielle, je suis un hors-la-loi. J’ai beau avoir passé l’essentiel de ma vie dans ce pays, je reste un immigré. Il est d’autant plus délicat pour un étranger de publier des écrits subversifs… à vrai dire, je risquerais le pire si je n’avais pas pris quelques précautions. J’aurais pu signer avec un pseudonyme, mais cela n’aurait pas forcément empêché les forces de l’ordre de remonter jusqu’à moi. Mon âge avancé me permet une autre option.
Si vous lisez ces lignes, en fait, c’est parce que je suis déjà mort.
Je ne sais pas si vous vous rendez compte de l’effet que peut avoir ce genre de phrase sur son auteur. Je suis en train d’écrire en sachant que je ne serai lu qu’après ma disparition. C’est un peu comme si je vous écrivais directement depuis l’autre côté ! Je trouve cette idée triste et à la fois amusante.
Bien sûr, j’ai également pris soin de protéger ma famille. Mon épouse adorée a déjà quitté ce monde depuis quelques années, et je dois dire que j’ai hâte de la rejoindre. Quant à nos deux fils, nous avons tout fait pour qu’ils quittent le Tharseim.
Pour l’aîné cela n’a pas été possible, à peine adulte il était déjà mari et père… Il a pu changer son nom de famille bien avant que celui-ci ne devienne synonyme de problèmes, en épousant une nordique. Vous ne le savez peut-être pas si vous venez d’arriver. Le Tharseim est une nation patriarcale, mais avant tout xénophobe. C’est rare mais un étranger épousant une Tharse peut quand même, après d’interminables démarches et examens, prendre son nom de famille et devenir alors un citoyen nordique.
Notre plus jeune fils, plus aventureux, a quitté ce pays. Il est parti à la recherche de ses racines et doit être quelque part entre le Calsynn et la Nemosia, les pays d’origine de ses parents, en bonne santé je l’espère…
Je suis maintenant le seul Meyo vivant dans le Tharseim, à ma connaissance. Si la police secrète venait à remonter la piste jusqu’à mon fils aîné, ils se rendront bien compte qu’il n’a rien à voir avec mes écrits. C’est un homme honnête et travailleur, n’ayant jamais commis le moindre écart avec la loi. Il n’est même pas au courant de l’existence de ce journal et d’ailleurs il la désapprouverait. Nous sommes en froid.
Messieurs les flics et les militaires, je vous en conjure, laissez ma famille en-dehors de tout ça. Vous perdriez votre temps et gaspilleriez l’argent de l’État que vous servez avec tant de zèle.
Tout le réseau clandestin d’auteurs, d’imprimeurs et de distributeurs du journal que vous lisez, tous les acteurs de cet acte de rébellion pacifique ont pris leurs précautions. Même notre journal n’a pas de nom. Vous ne nous empêcherez pas de nous exprimer, de faire éclater au grand jour la vérité. Notre vérité. Celle que nous vivons tous les jours dans ce pays décadent.
Refermons cette parenthèse pour le moment. Comme vous le devinez sans doute, l’usure des années n’a pas atténué ma colère. J’en arrive à oublier que j’écris ces lignes pour vous raconter mon histoire. La mémoire me joue des tours à mon âge. Où étions-nous arrivés à la fin de mon texte précédent ?
Ah oui, Ombrouge et sa Glacière…
J’avais déjà vingt ans quand j’ai pu sortir de cet enfer gelé, en me payant un billet dans un de leurs fabuleux transports aériens fonctionnant à l’énergie magnétique. Un trajet ridiculement court étant donné les centaines de kilomètres parcourus, et surtout en comparaison de la somme astronomique que j’avais dû débourser, vu mon salaire de l’époque. C’était l’été.
(image jaunie pour les besoins de l’article. Crédit photo : Stephen Codrington)
Une fois la Muraille de Rouglace franchie, les montagnes rouges laissent la place à des reliefs plus doux composés d’autres roches, sans doute plus intéressantes pour l’industrie nordique : ils en ont fait une gigantesque exploitation minière. Les montagnes et les collines éventrées, disséquées pierre après pierre, offrent un triste spectacle.
Je sais que de nombreux étrangers y travaillent comme des bêtes de somme, ceux qui ont choisi de tenter leur chance par la voie terrestre après avoir passé la frontière. La plupart de ceux qui s’aventurent à pied meurent de froid, de faim ou d’épuisement en essayant de rejoindre la première ville. Moi, j’avais passé cinq ans dans la Glacière pour éviter ça.
Les Thars ne se soucient pas de la main-d’œuvre abondante constituée par le flot permanent d’immigrés. On peut crever ou survivre, tant qu’on se plie à leur jeu cruel, ils n’ont cure de notre sort. Tant mieux pour les plus forts et les plus malins qui s’en sortent, tant pis pour les autres. Certains ont même l’audace d’appeler ça de la sélection naturelle…
C’est facile de s’amuser du malheur des autres quand on a comme seul mérite, pardonnez la crudité de mes propos, d’être sorti du bon utérus. Passons.
Au nord du secteur minier s’étendent de vastes plaines entièrement couvertes de serres, de bâtiments d’élevage et d’usines, le tout quadrillé de routes où défilent en permanence d’énormes véhicules roulant ou glissant sur des coussins d’air, chargés de matières premières et de produits transformés.
Les cheminées des usines crachent nuit et jour d’affreux panaches de fumées noires. Le ciel n’est jamais vraiment bleu, toujours voilé par une brume jaunâtre. Pas un arbre, pas un insecte sauvage, pas un brin d’herbe à perte de vue. Pas la moindre parcelle de terre à l’air libre. Partout ce n’est que béton, asphalte, grisaille et plastique. Ils ont recouvert la nature comme pour l’étouffer, la remplacer.
(crédit photo : Remi Jouan)
J’ai alors découvert Wudest, la mégapole la plus au sud du Tharseim, considérée comme le « grenier » du pays. La ville en elle-même s’étend sur un millier de kilomètres carré, immense réseau d’immeubles, de tours et de voies de circulation bondées de véhicules en tout genre, mais les complexes industriels qui l’entourent sont encore plus impressionnants.
Après quelques jours de galère dans la rue, je réussis à me faire héberger dans un logement miteux en périphérie de la cité, dans un quartier réservé aux migrants. Puis il me fallut retrouver du travail.
Chaque jour je passais des heures dans les transports en commun, bondés de travailleurs manuels, pour aller suer dans leurs exploitations gigantesques. C’est là que j’ai commencé à rencontrer des représentants de toutes les castes nordiques.
À Ombrouge, la plupart des Thars sont des militaires vêtus de rouge et noir. J’avais bien vu d’autres couleurs de vêtements, essentiellement des marchands dont les costumes étaient noirs et jaunes, toujours décorés des mêmes motifs en triangle. À Wudest j’en ai vu de toutes les couleurs, au sens propre comme au figuré.
La société tharse repose sur trois piliers essentiels : la science, l’industrie et le commerce. L’emblème du Tharseim est un triangle tourné vers le bas, lui-même constitué de sept autres petits triangles représentant les sept castes. Chacune n’a pas la même valeur que les autres aux yeux des nordiques, et au sein de chaque caste la hiérarchie est représentée par le nombre de triangles présents sur les vêtements.
Un simple ouvrier de la caste industrielle, par exemple, ne portera qu’un seul triangle vert sur ses vêtements noirs. Un chef d’équipe en portera trois, un technicien cinq et un directeur sept. Les dirigeants des grands groupes et les Ordonnateurs portent tellement de triangles que leurs tenues évoquent des costumes d’arlequins, mais composés d’une seule couleur avec le noir.
Vous suivez toujours ? Je sais, c’est un peu compliqué… moi-même j’ai mis des années à m’y habituer.
• Violet au centre : le pouvoir, le Grand Ordonnateur. Il est le seul à porter des motifs triangulaires de cette couleur. Les Ordonnateurs qui dirigent chaque caste portent une bande violette sur le col pour être facilement identifiables.
• Rouge : la police et l’armée, ne formant qu’une seule caste. Le nombre de triangles rouges détermine le grade. Seule exception : la garde rapprochée du Grand Ordonnateur qui porte des uniformes entièrement violets, unis.
• Gris : les scientifiques. Du plus éminent chercheur au simple laborantin en passant par l’ingénieur, tous portent des combinaisons noires et grises. Les triangles des médecins sont d’un gris clair presque blanc.
• Vert : les industriels, de l’ouvrier manutentionnaire au technicien, jusqu’au dirigeant d’entreprise.
• Jaune : les marchands. Cette caste comprend les grands corporatistes financiers, les négociants et en bas de l’échelle, tous les petits métiers liés au commerce (magasiniers, serveurs, vendeurs…)
• Orange : l’administration et l’enseignement. Le nombre de triangles de leur tenue désigne leur échelon, et donc en général leur niveau d’étude.
• Bleu : les artistes et les activités liées à la culture, aux loisirs. C’est la caste la moins nombreuse et souvent la plus dépréciée, quel que soit le nombre de triangles décorant leurs vêtements. Seules quelques stars ultra-médiatisées, allant bien sûr dans le sens de la propagande officielle, ont droit à un semblant de prestige.
Les étrangers, qu’ils soient touristes ou immigrés, ne portent évidemment pas ce genre de motifs. C’est strictement interdit.
J’ai sympathisé avec des Thars, ils ne sont pas tous aussi intolérants qu’on pourrait le croire. Certains sont tout à fait conscients de vivre dans une société plongée dans une fuite en avant, une course absurde au profit, au rendement toujours croissant, dans une frénésie de domination qui porte préjudice à toute la planète.
Ils subissent eux aussi leur propre société.
Ces Thars plus éveillés que la moyenne m’ont raconté qu’à l’origine, il n’y avait pas de castes dans leur pays. En tout cas, officiellement. Mais depuis longtemps, les disparités des classes sociales se sont révélées héréditaires. Enfant d’ouvrier, tu resteras ouvrier. Enfant de chef d’entreprise, tu prendras la relève, quels que soient tes véritables talents ou incompétences. Certains disent même que c’était déjà le cas sur Terre…
Finalement, ce système de castes a le mérite d’avoir mis fin à une doctrine hypocrite prétendant que tous disposaient des mêmes chances dans la société. Au moins, les choses sont claires.
Dans le Calsynn d’où je suis originaire, il est évident qu’on ne devient pas chef de clan sans un solide réseau d’influence. Il ne suffit pas de vaincre le meneur d’une tribu en duel pour prendre sa place, il ne suffit pas d’être le plus fort. Ceux qui pensaient le contraire ont eu de mauvaises surprises pendant leur sommeil ou dans leur nourriture, fatales… Mais ceci est un autre sujet, veuillez excuser les digressions d’un vieil homme.
Quoi qu’il en soit, les sociétés humaines ont semble-t-il toujours fonctionné en strates hiérarchisées et bien définies, d’où il est très difficile de s’extraire.
Les insectes géants qui dominaient Entom avant notre arrivée ont incontestablement inspiré les différentes nations humaines. Même les Thars qui méprisent la nature, avec leurs castes et leurs militaires dont les casques ont des antennes et des visières à facettes, ont pris modèle sur les premiers habitants de ce monde.
Il y a tant à dire sur ce peuple déroutant. Dans les prochains numéros, tout en continuant à vous raconter mon parcours, je vous expliquerai ce qu’ils mangent, comment ils vivent et pensent, pourquoi ils sont aussi nombreux en mauvaise santé, malgré les apparences. Vous apprendrez les raisons expliquant l’absence totale de religions chez les nordiques, ainsi que leur développement limité de la robotique et de l’intelligence artificielle.
Je vous raconterai ce qui a conduit ce pays à devenir ce qu’il est aujourd’hui : l’ennemi numéro un de notre planète et donc de notre avenir en tant qu’espèce. »
(crédit photo : The unnamed)
– Bakir Meyo, “Errances d’un Calsy dans le Nord”, extrait n°2 [journal illégal]
Ghetto calsy de Svalgrad, ouest du Tharseim – Année 602 du calendrier planétaire.
Il est bien sympathique ce vieil homme rebelle dont le journal illégal posthume nous renseigne autant sur la société et ses 7 castes que sur son état d’esprit.
Merci une nouvelle fois pour cet excellent article Sandro
http://danny-kada-auteure.com/prophetic-2018-lannee-de-feu
Ce personnage fait partie de ceux que j’ai imaginés pour le blog, je l’aime bien aussi. Ses récits me permettent de décrire une partie du contexte qui précède le roman. En fait, c’est le cas de tous mes articles. Mais avec Bakir j’aborde un point de vue qui est moins développé dans l’histoire de Naëlis et sa Matria.
Merci Danny.
Très beau texte comme d’habitude Sandro !
en parlant de castes, j’ai lu un article y a pas longtemps., sur la « prédestination ». En 2000, un prof de maths ( je suis plus certaine) a sondé tous ses éléves sur leurs rêves et leurs aspirations., les gosses avaient 15 ans. Il avait prédit dans un film (sans leur dire) leur avenir, uniquement en fonction de l’appartenance sociale de leurs parents. Cette année, il a fait le bilan, ils en ont trente ans et sont tous dans la vie active. Malheureusement ses prévisions se sont révélées exactes, les fils « d’ouvriers » occupent des emplois subalternes quand ils ne sont pas au chômage et les gosses de « riches » qui ont pu payer des écoles ou réseauter occupent des postes à responsabilité.
Cela se passe en France dans la soi-disant école de la République pas en Inde.
Hello Marjorie. Je ne connaissais pas cette expérience (merci pour l’info), mais je ne suis pas surpris du résultat.
Oui les castes existent bel et bien sur notre monde, partout, qu’elles soient reconnues ou pas. Certaines personnes arrivent à changer la donne mais ça reste rare. Il ne suffit pas d’être compétent et travailleur malheureusement, il faut aussi de la chance pour changer sa condition. On nous brandit des exceptions pour nous faire croire que tout le monde en est capable, mais la vérité c’est qu’il n’y a pas de gâteau pour tout le monde. Sans pauvres il n’y aurait pas de riches.
La prédestination est regrettable, et ça explique en partie qu’on puisse voir parfois des incompétents occuper des postes prestigieux. Alors qu’à côté des gens formidables, pleins de talents, galèrent pour trouver leur place et se retrouvent trop souvent dans des métiers qui ne leur correspondent pas.
Ça arrange bien ceux qui en profitent, ils ne vont pas lâcher leurs privilèges. Malgré les beaux discours ils n’ont jamais rien fait pour les partager. Le temps passe et le décor évolue, la forme change… mais le fond reste le même.
Je rebondis en même temps sur le commentaire de Marjorie, très pertinent : ton génial article, Sandro, me fait penser que même si elles ne sont pas déclarées, les castes n’en sont pas moins présentes en France. On le sait qu’hélas, pour avoir les meilleures écoles, il faut du fric 🙁
Veux-tu dire que tu as créé Bakir pour le blog mais qu’il n’apparaît pas dans le roman ?
J’adore tes 7 triangles (créés par toi ?) et la description du Tharseim qui semble très industriel, froid, une vraie jungle qui ne se remet pas en question.
Merci Marjorie, oui l’emblème est de moi. Pour certains aspects du Tharseim comme tu peux le voir, je m’inspire largement des travers de notre époque. Certains côtés malsains de notre civilisation sont exagérés, projetés dans un futur hypothétique, pour d’autres nous y sommes déjà.
C’est bien ce que j’ai voulu dire pour Bakir, il n’existe que depuis cet été et n’apparait nulle part dans le roman. C’est aussi le cas de Matria Aemi et Lynta dans le texte sur les arbres-montagne. Ces personnages me permettent de parler de cet univers, du passé des personnages du roman, tout en laissant pas mal de choses à découvrir seulement dans le livre. Tant qu’il ne sera pas publié, le blog ne parlera que de ce qui s’est passé avant.