Cruzco, nord-est de la Nemosia – année 596.
—Je… je vous conseille de res… rester assis ! bégaya l’homme d’une voix fébrile.
Sa main tremblait alors qu’il pointait nerveusement son pistolaser vers les hommes et les femmes assis autour de la table de réunion. Il semblait complètement perdu, affolé, passant de l’un à l’autre en brandissant son arme.
— Calmez-vous, tenta de tempérer la préfète Dembali. Rangez cette arme et asseyez-vous, je suis sûre que tout le monde autour de cette table est disposé à vous écouter. Mais par pitié, arrêtez de nous menacer.
— Elle a raison, intervint l’édile Darek. Si vous nous disiez plutôt ce qui vous amène ?
À chaque fois qu’une personne lui adressait la parole, l’homme braquait le canon de son arme vers son interlocuteur. Il transpirait à grosses gouttes et semblait sur le point de céder à la panique, de faire une énorme erreur en commettant un crime dont il ne pourrait lui-même réchapper indemne.
Il avait réussi à se faufiler dans la salle sous le nez des gardes, avant de bloquer l’unique porte. Mais ce n’était qu’une question de minutes, avant que les agents assurant la sécurité de toutes les personnalités présentes ne parviennent à entrer et le mettent hors d’état de nuire. Discrétion oblige pour cette réunion clandestine, l’escorte des notables nemosians s’avérait minimale.
— Vous… vous conspirez contre la monarchie ! lança l’agresseur d’une voix incertaine. Je ne pe… peux pas vous laisser faire… c’est la g… guerre civile que vous allez provoquer !
L’édile Darek se leva de son fauteuil pour attirer son attention sur lui. L’homme le braqua aussitôt.
— Je vou… vous ai dit de rester assis ! J… je vais ti… tirer !
Crysarios leva ses mains pour signifier qu’il n’allait rien tenter contre lui. La préfète Dembali s’adressa à l’homme d’une voix douce.
— Je vous reconnais, monsieur Galesia. Vous êtes de la région de Cruzco, tout comme moi. Calmez-vous, personne ne vous veut le moindre mal.
— M… mais je… vous…
— Vous n’avez aucune envie de blesser qui que ce soit, j’en suis sûre. N’est-ce pas ?
Tous les regards se tournèrent vers la seule personne présente qui n’était pas Nemosiane. Vêtue d’une ample robe blanche à capuche, l’ambassadrice de l’ordre Ophrys s’exprimait toujours posément. Elorine Sequoia n’avait pas besoin d’élever la voix pour capter l’attention de ses interlocuteurs.
Kamau Galesia la regarda également, et à l’instant où il croisa ses yeux bleu clair, offrant un contraste saisissant avec la peau sombre de la Matria, il fondit en larmes en laissant tomber le pistolaser.
— B… Bien sûr que je ne v… veux pas tirer sur quel… quelqu’un.
Crysarios s’approcha doucement en lui adressant un geste de réconfort, tout en posant le pied sur l’arme tombée au sol.
— Voilà qui est mieux, dit-il avec un regard reconnaissant vers Elorine. Asseyez-vous, monsieur Galesia, et dites-nous calmement ce que vous avez sur le cœur. Je suis sûr que nous allons trouver une solution tous ensemble.
Toutes les personnes assises autour de la table approuvèrent. Secoué de sanglots, Kamau Galesia obtempéra et prit place avec les édiles et préfets nemosians. C’était moins une.
Elorine cessa d’influencer ses émotions pour qu’il s’exprime librement, tout en restant vigilante et prête à intervenir de nouveau. En dosant subtilement une forme de joie pour l’apaiser, tout en le submergeant de honte, elle venait de désarmer complètement son agressivité.
La colère et la panique cédant maintenant la place à la raison, il prit sa tête entre ses mains en réalisant les conséquences de ce qu’il s’apprêtait à faire.
— Je suis dé… désolé. Je t…travaille dans l’agriculture. On a cru bien faire. Notre co… coopérative s’est agrandie, on a énormément investi pour to… tout automatiser, augmenter la production, on s’est endetté auprès des ban… banques nordiques… les machines, les engrais, les se… semences, tout coûte cher ! Et vous voulez revenir en arrière main… maintenant. Vous allez nous cou… couler !
Des gardes de la sécurité parvinrent alors à débloquer la porte et commencèrent à investir la salle précipitamment, armes au poing. Les deux préfets qui dirigeaient la réunion leur ordonnèrent aussitôt de retourner dans le couloir sans intervenir. Crysarios leur confia discrètement le pistolaser.
— Nous sommes tout à fait conscients de ce genre de problèmes, monsieur Galesia, assura Amalia Dembali, la préfète de sa région. Nous prévoyons justement de verser des aides aux entreprises pour qu’elles sortent de l’industrialisation. C’est l’un des sujets principaux de cette réunion.
— Vrai… vraiment ? balbutia Kamau Galesia.
— Mais oui, confirma le préfet Saliego qui gouvernait la région de Meriv. Ce n’est pas pour nos intérêts personnels que nous refusons de continuer à suivre la voie prise par nos monarques successifs, mais bien pour l’ensemble des Nemosians. Même si nous ne sommes que deux préfets sur les huit à nous rebeller, pour le moment, nous avons bon espoir de réussir à convaincre les autres… avec le temps.
Il se tourna vers la préfète Dembali qui approuva d’un hochement de tête.
— Nous ne pouvons pas laisser se reproduire ce qui s’est passé avec la mer Orange, ajouta sombrement Crysarios.
— Des rumeurs disent que vous souhaitez vous rapprocher à nouveau des Valokins, dit Kamau Galesia. Si c’est vrai, je risquerais de perdre mon travail…
L’agriculteur devenu gérant industriel ne bégayait plus, maintenant qu’il recouvrait son calme. Il lança un regard embarrassé à Elorine.
— Rien de personnel, se hâta-t-il d’ajouter.
Un bref sourire conciliant se dessina sur les lèvres de la Matria. La préfète Dembali s’éclaircit la gorge pour attirer l’attention.
— La transition ne sera pas facile, mais je le répète, nous allons vous aider. Il ne va pas s’agir simplement d’un retour en arrière : vous pourrez continuer à utiliser les machines et les méthodes qui ne détériorent pas l’environnement, ni la qualité des produits qui sortent de vos fermes. Nos techniciens sont déjà au travail pour trouver les meilleures solutions envisageables.
— Il s’agit de voir les choses dans leur ensemble et à long terme, ajouta Elorine. La mentalité propagée par les Thars, qui promeut les profits rapides au détriment de toute autre considération, a déjà fait bien assez de dégâts dans votre pays. Je suis présente à cette réunion pour vous assurer du soutien total de l’ordre Ophrys dans cette conversion. Si les Valokins parviennent à vivre correctement en respectant certains principes, il n’y a pas de raison que les Nemosians ne puissent pas faire de même.
À voir sa tête, Kamau Galesia ne semblait pas encore convaincu.
— Je vais vous poser une question toute simple, intervint de nouveau Crysarios Darek. Êtes-vous plus heureux qu’avant, monsieur Galesia ?
— Non, répondit celui-ci après un instant d’hésitation. Je gère des volumes d’argent plus importants, mais je vois bien les dégâts sur nos sols… J’ai tellement de dettes que je n’arrive pas à mieux gagner ma vie pour autant. Les banques des Thars nous tiennent par les c…
— Alors, nous sommes d’accord. Je suis persuadé que nous allons trouver un terrain d’entente, monsieur Galesia…
La réunion se poursuivit ainsi pendant de longues heures. Après avoir abordé les problèmes liés à l’agriculture, Kamau Galesia se retira sans plus faire d’histoires, malgré l’invitation des préfets et édiles à rester pour assister à l’ensemble des débats. Il avait de bonnes nouvelles à annoncer à ses collègues.
Les notables nemosians furent quand même soulagés de le voir repartir sans heurts. Ils remercièrent chaleureusement Elorine pour son invisible mais néanmoins vitale intervention.
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Il était déjà bien tard quand Elorine et Crysarios se retrouvèrent enfin seuls dans un hôtel de Cruzco. Ils montèrent dans la chambre de l’édile. Crysarios servit des verres d’alcool avant de s’affaler dans un canapé, épuisé.
— Merci encore de l’avoir influencé, dit-il. Je pense qu’on aurait eu beaucoup plus de mal à calmer ce type sans toi… Nous avons peut-être même évité un drame.
— Sans doute, concéda Elorine. Mais mon intervention sur ses émotions ne pouvait être que temporaire. Il a fallu tous vos talents de pédagogues et de diplomates pour le convaincre durablement de votre sincérité. Je dirais que nous avons tous bien œuvré, ensemble.
— À ta modestie, lança Crysarios en tendant son verre pour trinquer avec elle.
Elorine fit une petite moue désapprobatrice, puis finalement accepta de boire ce verre avec son amant.
— Je ne vais pas rester dormir avec toi ce soir, annonça-t-elle alors qu’il commençait à devenir entreprenant.
— Qui parle de dormir ? répliqua Crysarios avec un sourire entendu.
— Tu m’as très bien comprise.
Il recula d’un pas en la regardant intensément.
— Tu sais que je t’aime, Elorine.
Elle soupira bruyamment avant de reposer son verre à moitié vide.
— Nous ne pourrons jamais former un couple, Crys. J’ai prononcé mes vœux de Matria depuis trois années. Il m’est impossible de revenir sur mon serment…
— Cela fait treize ans que j’ai perdu Valeria, et aucune autre femme que toi ne pourrait la remplacer dans mon cœur. Ma fille va bientôt quitter Meriv pour venir faire ses études ici, à l’université de Cruzco. Nous pourrions commencer une nouvelle vie, tous les deux…
Il posa son verre et prit ses mains dans les siennes, sans cesser de la dévisager. Les yeux de Crysarios exprimaient autant de bonté que de tristesse. Le regard d’Elorine devint inhabituellement fuyant.
— Je deviendrais une paria en Valoki, en faisant cela. Une traîtresse.
— Tu pourrais te cacher en Nemosia. Je pourvoirai à tous tes besoins…
— Non. C’est impossible, je te l’ai dit. Je ne peux pas me soustraire à mon devoir. L’ordre Ophrys compte sur moi, il représente toute ma vie, j’ai donné ma parole et il est hors de question que je me parjure. Nous avons passé de merveilleux moments ensemble, mais je… c’est terminé, Crys. Je suis vraiment désolée.
Les larmes aux yeux, Crysarios la prit dans ses bras. Ils sanglotèrent ensemble.
— C’est dur à accepter mais je comprends, annonça-t-il après un instant. D’accord, je… n’insisterai plus.
Elorine l’embrassa tendrement.
— Merci. Il doit nous rester quelques heures avant que le jour se lève… profitons de notre dernière nuit ensemble. Ensuite, il sera temps de se dire adieu.
Elle avait changé d’avis, en partie. Ils firent l’amour une dernière fois. Puis l’aube arriva et le cœur lourd, sans avoir dormi ni l’un ni l’autre, ils durent se séparer pour prendre des directions différentes. Chacun vers ses responsabilités.
(crédit illustration ? aucune idée… mais j’adore et je l’ai trouvée là)
Ils avaient alors tous les deux la trentaine. Elorine rejoignit le monastère principal de l’ordre Ophrys, dans la province de Leda en Valoki, tandis que Crysarios retrouva la cité de Meriv et ses écosystèmes ravagés, qui allaient lui demander tant d’efforts dans l’espoir d’y réparer les terribles erreurs des Nemosians.
Chacun se plongea dans le travail pour tenter d’oublier, d’apaiser son chagrin. Ils ne se revirent pas pendant de très longues années. Pourtant, le temps n’allait jamais effacer le lien qui les avait unis. Ils ne purent retrouver une relation aussi forte que celle qu’ils avaient partagée. Aucun des deux ne connut à nouveau l’amour.
Le sens du devoir peut être un fardeau bien lourd à porter, quand il va à l’encontre de nos sentiments.
Existe-t-il vraiment une décision meilleure que l’autre dans ce genre de situation ? Assumer ses obligations le cœur déchiré, ou rompre un serment pour choisir le chemin inverse… Elorine suivit la voie de la raison, et ce choix ne fut pas exempt de regrets dans les années qui suivirent. Mais la Matria ne sacrifia pas son intégrité, qui lui était si chère.
Rien ne sert de juger pour les autres, chacun est libre de faire ce genre de choix. Et bonnes ou mauvaises, d’en affronter les conséquences.
Elorine, je l’aime tellement ce personnage 🙂 Et oui le Devoir, n’est-ce pas finalement la forme d’amour la plus « pure » et inconditionnelle ? Puisque l’on n’a pas besoin ni de réciprocité ni de posséder l’objet de son amour.
Cette scène est virtuose dans ta façon de montrer les ravages des émotions au début et ta conclusion dès que ton esprit s’élève vers un but supérieur. Tout cela en si peu de mots ! Bravo 🙂
Je pense que tu as tout à fait raison concernant le Devoir. Se consacrer à un objectif élevé, une cause qui dépasse notre propre existence, c’est donner un véritable sens à notre vie. L’amour est justement le contraire de la possession de l’autre, alors qu’ils sont trop souvent confondus.
Les grandes décisions impliquent souvent des sacrifices… Elorine aurait sans doute été plus malheureuse avec le temps, en n’agissant que pour suivre ses désirs personnels.
Merci Marjorie 🙂
Excellent sujet que cette éternelle opposition raison/sentiment (et je ne peux m’empêcher de penser au film que j’ai adoré, « Raison et sentiment » tiré du livre éponyme de Jane Austen). Etant moi-même plutôt passionnée que raisonnable, en ce qui concerne les sentiments, je déplore toujours le triomphe de la raison sur les sentiments, même si c’est bien peu… raisonnable. Mais bien sûr, ce choix incombe à chacun et il n’y a pas de bon ou mauvais choix. Le plus important étant que les deux s’accordent sur la finalité. Pas toujours évident si on est différents.
Je m’étonne de la facilité avec laquelle Crysarios a cédé. Quant à Elorine, les gens très raisonnables ont tendance à m’énerver et j’admire les personnes qui sont passionnées. Merci pour ces séquences d’humanité, Sandro 🙂
Merci Marjorie.
Bizarrement je n’ai pas été prévenu de tes commentaires ces derniers jours, je viens de les découvrir. Je me suis permis de supprimer celui où tu rectifiais simplement un mot de celui-ci, et donc je l’ai édité selon ton souhait.
Pour en revenir à ce texte, c’est un grand dilemme dans la vie d’Elorine. Elle a choisi de sacrifier son amour pour faire ce qu’elle estime son devoir et tenir ses engagements, mais c’est loin d’être simple, même pour elle qui est très raisonnable. Ce questionnement va continuer à lui poser quelques soucis…
Parfois on ferait mieux d’écouter ses sentiments, et parfois sa raison, tout dépend de la situation je pense. Et comme tu le dis, le choix incombe à chacun 🙂