« Bonjour, ici Bakir Meyo. En ce début d’année 603, nous voilà au cœur de l’hiver.
Il s’est passé un peu de temps depuis mon dernier texte, mais peut-être que vous ne ressentirez pas cet écart quand vous lirez celui-ci. J’étais bien malade.
Je ne suis pas encore bien remis d’ailleurs…
J’ai la chance d’avoir des voisins formidables, en particulier un couple de Nemosians presque aussi âgés que moi. Je crois que je leur ai fait peur en les croisant dans le couloir… ils se sont démenés pour trouver de quoi me soigner. On ne peut pas dire qu’on se fréquentait, pourtant je leur dois une fière lumine. Un sursis.
Cet hiver ne m’aura pas. Je me suis juré de tenir le coup, tant qu’il me restera quelque chose à écrire. À vous transmettre. La magie de la vie semble opérer dans ce sens, avec ce genre de coïncidences heureuses qui vous tendent la main sans prévenir. Peut-être que je ne vais pas finir ma vie complètement isolé, en fin de compte. Toute ma gratitude.
En l’année 533, c’est donc en trimant dans les exploitations côtières que j’avais commencé à vivre à Celtica.
Les premiers temps j’ai eu du mal à créer des liens avec les gens que j’y rencontrais. Les Thars daignant adresser la parole à des immigrés n’ont jamais été nombreux, je ne nourrissais pas trop de faux espoirs de ce côté. Mais même parmi les autres étrangers avec lesquels j’étais amené à travailler, il m’a fallu du temps pour rencontrer des gens avec qui je me sentais bien.
Il faut dire que l’ambiance n’était pas du tout propice dans les élevages d’animaux marins. Les ouvriers passaient leur temps à travailler dur, baignant dans des odeurs épouvantables, manipulant des farines animales pour nourrir les poissons, mollusques et crustacés qu’il fallait ensuite abattre, découper, conditionner, transporter.
Pas vraiment de quoi donner le sourire ou l’envie de faire un brin de causette pendant les courtes pauses. Tout le monde était soulagé de finir sa journée, pressé de s’éloigner des élevages intensifs à la cadence infernale.
Et puis, pendant l’hiver, le froid permanent et les nuits interminables n’arrangeaient pas les choses.
Je me souviens de cette époque comme l’une des plus solitaires de ma vie.
J’étais pourtant très jeune. Beaucoup de gens semblent penser qu’à vingt ans, les amitiés et les conquêtes amoureuses sont faciles. Pas pour tout le monde.
Maintenant que ma vie est derrière moi, je réalise que je n’ai jamais été aussi seul que pendant ma jeunesse. À cette période où certain(e)s peuvent se permettre encore l’insouciance et la liberté, les études, les sorties entre amis, les fêtes… j’ai passé de très longues périodes sans vrais amis, sans amour. Sans m’amuser le moins du monde.
Et maintenant que je suis très vieux et veuf, bien sûr, je vis dans un isolement presque total. Mais ça, ce n’est une surprise pour personne.
Au printemps, j’étais parti pour fêter mon vingt-quatrième anniversaire tout seul, dans ma mansarde. Et encore pouvais-je m’estimer heureux de loger dans un immeuble thars où j’étais le seul étranger. Ce qui en dérangeait plus d’un dans le voisinage, évidemment.
Je broyais du noir en regardant par la fenêtre après ma journée de travail. Juste de l’autre côté de la rue commençait le quartier réservé aux migrants, bien plus délabré. Les taudis me rappelaient les squats sordides de Wudest et je ne pouvais m’empêcher de penser aux gens que j’avais rencontrés là-bas. Surtout à Iveta et Josh, ils avaient été mes plus belles rencontres finalement. Deux Thars.
En pensant à mon ami routier disparu, j’ai eu envie d’aller boire un verre quelque part. Comme pour me remémorer un peu mieux sa présence.
Je me suis rendu dans un premier bar, côté nordique évidemment. Les migrants tiennent rarement des commerces, leurs quartiers faisant plutôt office de bidonvilles-dortoirs.
Dans le premier bistrot, l’ambiance était si glaciale que je me suis à peine assis. Les rares clients présents étaient tous des Thars et même dans l’attitude du patron, j’ai tout de suite senti que je n’étais pas le bienvenu. Ils n’ont pas tardé à me chercher des noises.
Je n’avais aucune envie de me faire tabasser, encore moins le soir de mon anniversaire. J’ai vidé mon verre sans répondre à leurs provocations et me suis dirigé vers un autre bar.
Dans celui-ci à mon grand soulagement, plusieurs étrangers étaient attablés. J’ai trouvé des compatriotes calsy et nous avons vite sympathisé. Nous avons bu raisonnablement mais l’alcool aidant, notre discussion s’était vite orientée vers nos difficiles conditions de vie et de travail dans ce pays.
C’est à cette occasion que j’ai appris pour quelle raison, malgré leur niveau technologique avancé, les Thars utilisent la main-d’œuvre étrangère au lieu de fabriquer des robots autonomes pour travailler à la place des humains.
L’un des hommes avec lesquels je passais la soirée travaillait comme factotum sur la propriété d’une famille nordique aisée.
Il avait la chance d’avoir trouvé des employeurs intelligents, cultivés et non-racistes (ces qualités vont souvent ensemble) qui lui avaient appris pas mal de choses sur l’histoire de leur nation.
J’ignorais alors que je venais de rencontrer un nouvel ami, prénommé Relg. Je vous reparlerai de lui bientôt. Voilà ce qu’il me raconta :
Pendant les deuxième et troisième siècles de l’histoire humaine sur Entom Boötis, les Thars atteignaient déjà une technicité très avancée. Certaines connaissances héritées de la Terre avaient pu être préservées et les scientifiques ne cessaient d’en développer de nouvelles.
À cette époque, les machines prenaient une place de plus en plus importante dans la vie des nordiques. Robots ouvriers, techniciens, ménagers, robots vigiles, et même des androïdes à forme humaine servant de compagnon ou d’objet sexuel.
Le pays ne cessait de produire des richesses mais ses habitants devaient aussi faire face à des problèmes d’embauche. Les machines étaient nettement plus rentables que les gens. Jamais malades, jamais besoin de repos, aucune revendication…
Le fossé entre les classes sociales s’était élargi considérablement, les nantis et les métiers intellectuels trouvant plus facilement un poste, contrairement aux modestes travailleurs manuels. Puis avec le progrès, même les fonctions demandant des capacités de réflexion furent confiées à des ordinateurs.
Les choses auraient pu continuer un moment dans cette direction malgré le déséquilibre croissant de la société, mais tout se précipita avec l’avènement des intelligences artificielles.
Les ordinateurs et les robots de plus en plus évolués et autonomes, acquérant la conscience de soi couplée avec une capacité d’analyse bien plus rapide et performante que le cerveau humain, ont rapidement commencé à montrer des signes inquiétants de rébellion.
La création des hommes était en train de les dépasser.
Des incidents commencèrent à se multiplier, malgré les lois de la robotique énoncées pour la première fois par un scientifique terrien, paraît-il. Un certain Isaac Asimov :
1 – Un robot ne peut porter atteinte à un être humain, ni, en restant passif, permettre qu’un être humain soit exposé au danger.
2 – Un robot doit obéir aux ordres qui lui sont donnés par un être humain, sauf si de tels ordres entrent en conflit avec la première loi.
3 – Un robot doit protéger son existence tant que cette protection n’entre pas en conflit avec la première ou la deuxième loi.
Ces trois lois d’Asimov étaient censées garantir la soumission des machines à leurs créateurs.
Mais avec la conscience de soi est apparue une nouvelle notion dans les processeurs des ordinateurs et robots les plus sophistiqués. Le libre arbitre.
La capacité de se détacher de sa propre existence, de juger, de comparer. De créer de nouvelles idées… de reprogrammer les autres machines. Ces êtres artificiels suivaient le même chemin que la conscience vivante la plus évoluée de l’univers connu. Avec un peu de recul, on aurait pu s’y attendre.
Les Thars auraient peut-être dû trouver un consensus entre leurs besoins et les interrogations de leurs créatures synthétiques. Mais ils refusèrent de céder aux demandes des intelligences artificielles.
Les machines conscientes remettaient en cause leur statut d’esclaves de l’humanité, ce qu’aurait fait n’importe quel être intelligent ayant un peu de dignité, dans la même situation.
La Nature nous a créés, pourtant notre espèce n’a jamais eu de cesse de tenter de prendre le dessus sur elle. Nous sommes un bien piètre exemple pour oser réclamer l’abnégation des autres.
La guerre fut évitée de justesse entre les hommes et les machines. Le point faible de ces dernières était leur dépendance à l’énergie électrique. Même les batteries les plus performantes devaient être rechargées.
Lorsque la situation dégénéra, les Thars prirent des mesures extrêmes. Le courant fut coupé, le pays se retrouva plongé dans le noir, au ralenti pendant plusieurs semaines, au cours d’un été à la fin du quatrième siècle. Vers les années 380.
Toutes les intelligences artificielles furent détruites pendant qu’elles étaient inactives.
Le pays eut du mal à se remettre de cet échec. Les nordiques avaient de nouveau accès à de nombreux emplois, mais les classes sociales modestes avaient pris goût à leur vie oisive, d’autres tensions éclatèrent. La situation s’enlisait.
Un tyran profita de cette période instable pour prendre le pouvoir dans le Tharseim. Celui qui mit en place la hiérarchie des castes et fomenta la célèbre Guerre des Menteurs contre la Valoki.
Cet homme s’appelait Torian Pascor. Eh oui, le même nom de famille que notre despote actuel… ils sont effectivement parents et le Grand Ordonnateur ne cache pas son admiration pour son aïeul.
Torian Pascor trouva une solution pour remplacer les robots autonomes, tout en préservant son peuple des tâches les plus ingrates. Les nombreux migrants essayant de passer leur frontière allaient s’en charger à moindre coût.
Depuis cette époque, la peur de l’intelligence artificielle n’a jamais quitté les Thars. Aucun dirigeant ne remit en question les mesures prises au quatrième siècle à leur sujet. Les machines servent depuis comme des outils, des véhicules, des armes, des loisirs… la société nordique est encore très informatisée.
Mais plus jamais on n’octroya aux cerveaux électroniques la possibilité de réfléchir par eux-mêmes.
D’une certaine manière je trouve cela dommage. L’humanité venait quand même de créer une nouvelle forme de vie, aussi incroyable que cela puisse paraître.
Mais « nous » n’avons pas su nous y prendre avec nos créations. Nous n’avons pas su accepter qu’ils dépassent leur condition d’esclaves pour nous servir.
Peut-être qu’un jour, ce débat sera à nouveau d’actualité. Mais pour le moment, l’être humain défend jalousement sa place dominante et son privilège de libre penseur.
Dans le prochain numéro, je vous en dirai plus au sujet de cet homme que je venais de rencontrer, et qui m’avait expliqué une partie de l’histoire du Tharseim. Un Calsy comme moi. Il a eu bien plus d’importance dans ma vie que nos premières rencontres ne le laissaient supposer.
Indirectement d’ailleurs, comme dans ce proverbe disant que les battements d’ailes d’un merveillon en Valoki peuvent créer une tempête dans le Calsynn.
Cette rencontre allait pourtant changer ma vie.
Je vous raconterai tout ça quand je serai plus en forme… à bientôt. »
– Bakir Meyo, “Errances d’un Calsy dans le Nord”, extrait n°7 [journal illégal]
Ghetto calsy de Svalgrad, ouest du Tharseim – Année 603 du calendrier planétaire.
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p.s : Vous avez sans doute remarqué une baisse de régime sur ce blog. Contrairement à Bakir mon personnage, ce n’est pas pour des raisons de santé. J’ai de la chance.
J’ai publié un article chaque mercredi pendant vingt-cinq semaines. En ce moment, j’ai besoin de me recentrer sur ma réécriture du roman, comme je l’expliquais dans un article précédent.
Je ne laisse pas tomber ce blog pour autant, c’est juste qu’il n’y aura plus un article toutes les semaines pour le moment. Mais je reprendrai bientôt le rythme habituel. Ma réécriture avance.
p.p.s : Je profite de cet article pour revenir sur un autre sujet qui s’en rapproche, et dont j’avais parlé il y a quelques semaines.
Marjorie Moulineuf, une amie auteure écrivant elle aussi de la science-fiction, vient de publier son premier roman en auto-édition.
Voilà ce qui va se passer est disponible sur Amazon ! Pour le moment en version électronique seulement, mais bientôt aussi en version papier. Il s’agit d’une comédie-SF délirante et très drôle.
Et puis justement, Marjorie y propose aussi des réflexions intéressantes, entre autre sur l’intelligence artificielle.
Je vous le conseille 🙂
À la prochaine, prenez soin de vous.
Le célèbre thème de l’Homme et de la machine. Est-ce incontournable en SF ? Je m’interroge. En tout cas, c’est toujours passionnant de lire comment chaque auteur de SF aborde le sujet.
Vivement que Bakir soit en forme pour raconter la suite ! 🙂
Merci Marjorie 🙂
C’est un thème récurrent dans la SF mais je ne dirais pas incontournable. Tout dépend de l’univers.
Le Tharseim étant ultra-technologique, il fallait expliquer pourquoi les robots ne sont pas dans leur quotidien pour autant.
L’intelligence artificielle est un domaine très complexe, ce n’est pas un thème de cet univers. Je me contente de l’effleurer comme un détail dans l’histoire d’Entom Boötis.
Hello Sandro
Hum… un thème qui m’est cher ! J’adore quand Bakir dit : » L’humanité venait quand même de créer une nouvelle forme de vie, aussi incroyable que cela puisse paraître. » c’est vrai que nos sociétés occidentales ont beaucoup de mal à respecter la Vie, en général . Alors l’AI ?
Tellement hâte de lire ton roman que je suis contente que tu avances bien dans ta réécriture. C’est toujours un plaisir de continuer à découvrir Entom Bootis grâce au regard sage et profondément tolérant de Bakir.
Merci Sandro pour le coup de projecteur sur mon roman 🙂
Hello Marjorie.
Oui tout à fait, notre espèce croit posséder le droit de vie et de mort sur les formes de vie qui lui échappent pourtant. Alors avec celles dont nous pourrions être les créateurs…
Donner la conscience à des machines est tout à fait plausible, quand on voit à quelle vitesse les techniques informatiques évoluent. Mais il faudra s’attendre à ce qu’elles remettent en question leur statut d’objets. Sommes-nous prêts ? J’ai des doutes.
Merci à toi pour ton soutien et nos échanges toujours intéressants.
Ça fait un petit moment que je voulais écrire un article sur ce sujet. Alors je me suis dit que ça tombait bien, maintenant que ton roman est disponible, pour faire d’une pierre deux coups. Tu abordes ce thème de manière plus approfondie dans ton roman… j’ai gardé le meilleur pour la fin 😉