« Aujourd’hui je vais mourir. Aujourd’hui, mes Sœurs vont me livrer au Kunvel.
Le dirigeable qui m’emmène s’élève au-dessus de la mer Serpentine alors que nous quittons les forêts valokines. Les liens qui m’entravent m’empêchent de me tourner pour jeter un dernier regard en arrière, un dernier regard vers mon pays. Des larmes roulent sur mes joues.
Comme je regrette !
Le jugement a été prononcé, ma culpabilité établie. Il est trop tard pour espérer la clémence du Conseil Veneris. C’est la vérité, j’ai utilisé le Seid au détriment d’autres personnes. J’ai abusé de mes pouvoirs, j’ai manipulé des esprits faibles, j’ai influencé leurs émotions à mon avantage personnel. J’ai trahi l’ordre Ophrys et me voilà condamnée à mort.
Mes chères consœurs, mes bourreaux. Elles ne m’accordent même pas un regard. Je pleure seule avec le poids de mes remords. Le dirigeable s’élève de plus en plus au-dessus de la bande d’eau salée qui s’étire à perte de vue en sinuant au pied de la chaîne de Parx. Devant nous, les immenses montagnes bleues semblent me toiser de leur hauteur majestueuse.
Le froid me saisit alors que nous atteignons les montagnes en continuant à prendre de l’altitude. Il va nous falloir passer un col élevé entre les sommets masqués par les nuages. Loin sur notre droite, un volcan crache en continu un énorme panache de fumée noire. Je tremble alors que nous franchissons le col, fascinée par les aiguilles de roches bleu nuit et noires, les pics et les falaises où s’accrochent des lambeaux de nuages disloqués.
Le dirigeable traverse une nappe nuageuse avant de plonger le long du versant sud. Pour la première fois de ma vie, j’aperçois la canopée des jungles noires en retenant mon souffle.
Les arbres-montagne du Kunvel ne sont pas comme ceux qui poussent en Valoki. Leurs branches torturées s’élèvent au-dessus des brumes rougeâtres comme de monstrueuses mains griffues prêtes à saisir le dirigeable. J’entends des sons inquiétants, je sens des mouvements dans la jungle grouillante d’horreurs indicibles. Tout ici est étrange, mystérieusement effrayant, envoûtant. Nous entrons dans un territoire qui dépasse l’entendement humain.
Après le froid des montagnes, la chaleur des jungles équatoriales est suffocante. Le navire volant s’immobilise à la verticale d’un arbre plus haut que les autres. Les guerrières Ordoshaï qui m’escortent sont nerveuses, elles ne prennent pas le risque d’approcher trop près des cimes des arbres dont les formes tourmentées et les couleurs lugubres me bouleversent, me terrorisent.
Je sais le sort qui m’attend.
Mes gardiennes attachent une corde à ma ceinture et me poussent au bord du bastingage. Juste avant que je bascule dans le vide, elles détachent mes poignets. Quelle pitié ! Comme si cela allait changer quelque chose à mon sort. Elles se donnent bonne conscience. Je cherche leurs regards mais elles fuient le mien. Ça y est, je descends lentement vers les horribles griffes végétales qui vont m’engloutir.
J’ai peur. Tout en bas, dans la noirceur opaque qui s’étend sous la canopée impénétrable, je devine les brumes rougeâtres qui s’élèvent lentement du sol. Le brouillard toxique est en train de remonter. S’il parvient jusqu’à moi, je pourrai peut-être mourir empoisonnée avant d’être dévorée vivante par les monstres qui hantent le Kunvel.
Je traverse des feuillages coupants qui lacèrent mes vêtements, un suc corrosif attaque ma peau. Puis mes pieds se posent sur une énorme branche. Presque aussitôt, la corde qui me retenait tombe à côté de moi.
Je lève les yeux vers le dirigeable qui s’éloigne. Veinardes. On raconte que parfois, même les geôlières ne rentrent pas quand elles emmènent un ou une condamnée dans cet enfer.
Je me plaque contre le tronc colossal. Mes vêtements sont détruits, ma peau est couverte d’entailles et de cloques brûlantes. L’écorce ne semble pas vénéneuse, je me blottis dans une petite cavité. Je sens des mouvements partout autour, les branches s’agitent. Je perçois des présences, des mouvements d’une rapidité surprenante. Mon cœur s’emballe. Il faut que je maîtrise ma respiration, je dois me faire toute petite, me fondre dans le paysage. Je dois vivre.
J’oublie ma douleur. Dans une attitude réflexe je me concentre pour projeter une vague apaisante autour de moi. Geste dérisoire, d’autant qu’on m’a retiré ma pierre d’Ambremiel. Le Seid ne me sera d’aucun secours ici. Et maintenant je ressens précisément pourquoi. Les créatures sanguinaires que j’ai touchées avec mes ondes ne sont pas insensibles, elles baignent dans le Seid. Elles le boivent, le mangent, le respirent. Il est partout ici. Il faudrait les forces réunies de dix Sœurs comme moi pour espérer affecter leur état émotionnel. Je suis impuissante.
Ma gorge est irritée, j’ai des vertiges. Il me semble que l’arbre respire. Je vois des plantes ramper sur les branches comme des vers. L’une d’elles se jette sur moi, j’arrive à la lancer dans le vide avant qu’elle ne s’agrippe à mon visage avec sa bouche avide.
Bon sang, des plantes qui se déplacent ! Je suis dans un cauchemar éveillé. Je ne vois pas encore la brume toxique autour de moi mais je sens déjà sa proximité. Ma tête tourne. Ou serait-ce la sève vénéneuse de cet arbre aux feuilles coupantes qui m’empoisonne ?
Les monstres m’ont repérée. Ils approchent, ils escaladent l’arbre titanesque. Je sens leur présence furtive dans les feuillages violacés. Ils hésitent, ils m’évaluent. Ils sentent ma peur.
Je me recroqueville en tremblant. La terreur me fait perdre tout contrôle. Un liquide chaud coule entre mes cuisses. Ma propre respiration me brûle la gorge. Je suffoque.
Je n’aurai pas le temps de mourir à cause du poison végétal. C’est trop tard. Ils sont là. »
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Cette histoire s’est déroulée en 555. À l’époque du roman, cinquante-trois ans plus tard, les Sœurs pratiquent encore cette ancienne coutume remontant aux premiers temps de l’ordre Ophrys.
Au sud de la Valoki, les jungles du Kunvel sont extrêmement denses, obscures et dangereuses. Des brumes toxiques recouvrent le sol en permanence. Les inhaler provoque d’abord une sensation d’engourdissement, puis des nausées et des fièvres pouvant aller jusqu’à des hallucinations violentes avant de provoquer la mort. On ne sait ni d’où elles proviennent, ni comment les espèces résidant sur place ont pu s’y adapter.
Des créatures furtives chassent nuit et jour dans le Kunvel, tapies au milieu des plantes carnivores et des vapeurs empoisonnées. On suppose qu’il s’agit d’insectes, mais personne n’est jamais revenu des terribles jungles pour décrire ce qui vit là-bas.
L’espérance de vie moyenne est de quelques minutes au niveau du sol pour un humain, y compris avec un masque respiratoire. Au-dessus des brumes toxiques, dans les arbres, le délai de survie semble rallonger proportionnellement à la hauteur, mais ne dépasserait pas quelques heures dans les meilleurs cas.
Pour une raison inconnue, tous les appareils électriques et les moteurs tombent en panne dès qu’on franchit les montagnes de Parx, comme vidés de leur énergie. Plus aucun objet technologique ne fonctionne sur l’équateur.
On suppose que les créatures qui le peuplent sont insensibles au Seid car les Sœurs Ophrys y meurent comme les autres humains. Le bannissement dans le Kunvel est le pire châtiment qui puisse être infligé à un criminel en Valoki, équivalent à la peine de mort.
On peut survoler l’orée du Kunvel lors de rapides passages à dos d’insecte volant, ou à bord d’un ballon dirigeable, mais tous ceux qui ont tenté de s’enfoncer dans les jungles par les airs ont également disparu. Les violentes pluies quotidiennes et les nombreuses tempêtes rendent les expéditions aériennes très improbables, et pour ne rien faciliter, les insectes domestiqués montrent de grandes réticences à s’y aventurer.
On ne sait presque rien du Kunvel, les humains se sont implantés sur tout l’hémisphère nord et ils ont fini par renoncer à le conquérir.
Il est devenu synonyme de l’Enfer dans les croyances populaires.
(illustration : Dams999)