Valoki, province de Leda – Année 603 du calendrier planétaire.
À l’aube, un groupe d’une dizaine de Koré accompagnées d’enseignantes quitta le monastère principal, embarquant sur un dirigeable qui les amena dans un secteur où poussaient des arbres-montagne. Leur nom n’était pas exagéré. Ils étaient fabuleusement titanesques, dominant largement la végétation géante.
Le dirigeable survola la canopée d’un spécimen particulièrement sombre. De gigantesques feuilles noires formaient un éventail de part et d’autre du tronc brun et lisse. D’immenses et magnifiques fleurs fuchsia ornaient les extrémités des nouvelles pousses dans la couronne de branches. La délicatesse et la complexité de ces fleurs était un ravissement pour les yeux, mais le parfum capiteux qui parvint jusqu’aux moniales et leurs apprenties était si fort qu’il en devenait rapidement écœurant.
C’était la saison ardente, les journées étaient chaudes et il n’avait pas plu depuis un mois. Le ciel était limpide, parsemé çà et là de rares voiles d’altitude.
La sécheresse annuelle était aussi la saison favorite des arthropodes. Les forêts tropicales étaient agitées de sons et de mouvements incessants, stridulations, craquements, bourdonnements, bruits de course… Des insectes volants se croisaient dans toutes les directions, tenus à distance par les boucliers émotionnels des Sœurs confirmées.
Deux Matria et quatre Shaïli encadraient la dizaine de jeunes filles en robes vert pâle. Matria Aemi, enseignante régulière des Koré, était une jeune femme de trente-sept ans possédant une peau cuivrée, des cheveux noirs et des yeux bridés.
— Aujourd’hui, commença-t-elle, nous avons la chance d’être accompagnées par une Matria qui enseigne d’habitude à des Shaïli. Nous allons tester vos connaissances concernant la végétation. Matria Elorine ?
— Bien, nous allons commencer par… Dites-donc, les deux au fond, on ne vous dérange pas trop pendant que vous bavardez ?
— Excusez-nous, Matria Elorine, répondit une des deux Koré en question. Nous parlions des fleurs du daruba…
— La blafarde se fait encore remarquer, lança une adolescente.
La plupart des jeunes filles se mirent à pouffer, moqueuses. Matria Aemi les rappela aussitôt à l’ordre. Elorine remarqua la tension et l’abattement de celle qui s’était excusée. Elle baissait à présent la tête pour contenir sa colère, mais sous la capuche, la Matria voyait la peau claire au bas de son visage. Elle l’apostropha directement :
— Eh bien jeune fille, comment t’appelles-tu ?
— Naëlis, Matria.
Elle avait relevé la tête, plongeant doucement ses yeux violets dans le regard bleu cristallin d’Elorine. Ses cheveux étaient blonds, elle avait un physique vraiment inhabituel dans la région.
— Puisque tu sembles t’y connaître, explique-nous les particularités du daruba je te prie, Naëlis.
— C’est un arbre-montagne pouvant dépasser les deux cents mètres de haut, toutes les parties sont toxiques pour les humains. Plus on s’approche de la cime de l’arbre, plus le poison est violent car concentré dans la sève élaborée. Les fleurs et les bourgeons sont mortels s’ils sont ingérés, même à très petite dose, leur simple contact sur la peau est paralysant localement pendant quelques minutes. Les feuilles provoquent une intoxication alimentaire violente en cas d’ingestion. L’écorce peut être utilisée comme répulsif contre certains insectes.
— Pas mal, admit Elorine. Et dans le sol ?
— Le poison présent dans les racines provoque des nausées et des vomissements passagers, mais il a surtout le pouvoir de rendre les humains stériles. Les Matria doivent en boire une décoction spéciale lors de leur cérémonie d’admission, contenant d’autres plantes qui neutralisent l’empoisonnement mais pas la stérilité. Une fois qu’on a bu l’élixir de Daruba, homme ou femme, on ne peut plus jamais procréer.
— Tout à fait juste. Vous remarquerez que cet arbre fleurit pendant la saison ardente, ainsi que tous les autres arbres-montagne. Mais malgré leur beauté sublime et leur parfum enivrant, ses fleurs sont très vénéneuses. Comme certaines Koré ici présentes, n’est-ce pas ?
Elle s’adressait à celle qui avait traité Naëlis de blafarde, Lynta, une jolie brune à la peau mate. Cette dernière baissa le regard, embarrassée.
— Maintenant, intervint Matria Aemi, nous allons nous diriger vers une autre espèce.
Elle fit signe aux Shaïli qui pilotaient l’appareil et elles se dirigèrent vers un autre secteur. Pendant ce temps, les deux Matria discutèrent à voix basse. Le dirigeable descendit au ras de la forêt et s’immobilisa devant un tout jeune arbre-montagne qui ne devait pas faire plus de quarante mètres de haut.
— Sœur Lynta, peux-tu nous dire quel est le nom de ce végétal ? interrogea Elorine.
(crédit photo : Jason Pratt)
— Oui, euh… c’est un samuca juvénile.
— Raté.
— Ah bon ? Mais les feuilles du luvaliane sont rouges, celles du quelidal sont presque jaunes et…
— Les feuilles du quelidal s’éclaircissent à la maturité de l’arbre, mais pendant ses premiers siècles, elles sont bien vertes. Même le tronc change d’aspect avec l’âge. Tu confonds avec les feuilles vert-de-gris du samuca qui elles, ne changent pas de couleur… tu ferais bien d’être plus attentive en cours. Quelqu’un saurait nous expliquer quelles sont les utilisations du quelidal ?
Craignant de se faire rabrouer aussi froidement, aucune Koré n’osa lever la main pour demander la parole, à part Naëlis. Elorine lui fit signe de s’exprimer.
— Arrivé à maturité, le quelidal produit des grands fruits piriformes appelés quelis, de couleur orange, très appréciés pour leur goût sucré et rafraîchissant. Seuls les fruits et les racines sont comestibles sur cet arbre. On extrait une huile de leurs gros pépins, très utilisée dans la cuisine, la cosmétique et les soins médicinaux. Elle sert pour assaisonner ou frire la nourriture, soigner la peau et les cheveux, cicatriser les brûlures… mais il faut être prudent avec cette huile crue.
— C’est bien, Naëlis. Heureusement que certaines relèvent le niveau… comme quoi, cela n’a rien à voir avec notre couleur de peau. Qui peut m’expliquer la différence entre l’huile de quelis crue et cuite ?
Une autre Koré s’enhardit à demander la parole. Elle expliqua que cette huile crue était un médicament dangereux, que sa consommation excessive était nocive pour le foie et les reins. Une autre encore ajouta que l’huile de quelis perdait une grande partie de ses propriétés purgatives à la cuisson, et toute sa dangerosité, qu’il était donc vivement recommandé de la faire chauffer pour la consommer dans la cuisine. Pour éviter les accidents, cette huile était systématiquement pasteurisée dans le commerce.
Matria Aemi les félicita, puis conclut en expliquant que les sœurs Ophrys étaient les seules à s’occuper de son extraction, les seules habilitées à s’en servir et à la prescrire sous sa forme crue. Pendant cet échange de connaissances, le dirigeable avait repris son itinéraire au-dessus des vastes forêts valokines. Lynta s’approcha de Naëlis et lui glissa à l’oreille :
— Tu me paieras ça, fesses-blanches. Saleté de nordique.
— La ferme, chuchota une autre. Si tu lui balances encore des saloperies racistes, je vais te botter le cul jusqu’à ce qu’il soit plus blanc que le sien.
Des rires étouffés accueillirent l’intervention. Lynta se tourna discrètement vers la grande fille à la peau noire qui se tenait juste derrière elle. Plus âgée que les autres Koré présentes, presque adulte, elle était dans sa dernière année avant de passer l’épreuve des Shaïli. Elle la dépassait d’une bonne tête et n’avait pas l’air de plaisanter. Lynta la connaissait de réputation. Dépitée, elle s’éloigna de ses deux ennemies en ruminant déjà sa future vengeance.
Lynta était une peste notoire parmi les Koré du monastère de Leda. Elle l’ignorait encore mais quelques années plus tard, quand elle atteindrait sa majorité, elle serait chassée de l’ordre à cause des manœuvres perfides et des harcèlements qui étaient devenus ses habitudes pendant l’adolescence. Médiocre élève et surtout dépourvue de l’empathie nécessaire, elle ne deviendrait jamais une Shaïli.
— Merci, murmura Naëlis à sa nouvelle alliée. C’est quoi ton nom ?
— Bon, toutes les deux, vous commencez à m’énerver ! s’emporta Matria Aemi. Une heure de retenue chacune ! Liselle ! Quels sont ces arbres dont nous approchons et qui poussent en groupe ?
— Facile, répondit la grande fille à peau noire. Ce sont des luvalianes. Leurs feuilles rondes et rouge foncé sont inimitables, et en plus à cette saison, ils ont ouvert leurs sublimes fleurs blanches en forme d’étoiles.
— Et comment les luvalianes se reproduisent-ils ? renchérit Elorine.
— Son mode de reproduction est unique, poursuivit Liselle. Au milieu de la saison ardente, euh… les fleurs se détachent entières et tombent dès qu’elles sont bien ouvertes, au lieu de faner sur les branches. Durant plusieurs jours on peut assister à une véritable pluie de fleurs géantes qui tapissent le sol de leurs innombrables pétales blancs… À l’emplacement abandonné par chaque fleur sur les branches, se développe une graine qui au lieu de tomber, va descendre lentement en restant accrochée à sa branche par une liane qui pousse vers le bas en s’entortillant, envahissant même les arbres voisins. Les lianes ne descendent pas toujours jusqu’au sol, lors de grands vents elles se balancent et libèrent alors les graines qui peuvent être propulsées à distance. Ensuite, eh ben… elles se dessèchent et tombent, on retrouve d’une année sur l’autre des morceaux de lianes qui restent suspendus aux branches ou dans la végétation environnante. Pendant la saison ardente, il est fortement déconseillé de rester à proximité de ces arbres en raison des chutes de graines et de lianes, principalement par grand vent.
— Naëlis… articula soigneusement Elorine. Tu crois qu’on ne te voit pas lui souffler les réponses ? Continue donc toi-même ce brillant exposé.
Naëlis expliqua que cet arbre était sacré pour plusieurs raisons. Il s’agissait avant tout de la seule espèce d’arbre-montagne habitée par les aporims migratrices lorsqu’elles étaient en Valoki. Les fleurs du luvaliane étaient hautement mellifères, la floraison commençait juste avant la saison ardente avec les dernières pluies.
Les aporims profitaient de son nectar abondant pour se gaver de miel avant d’entreprendre leur migration vers le Kunvel. Le nectar de luvaliane était un composant de qualité pour le miel d’aporims, mais il pouvait être consommé également brut par les humains comme boisson sucrée et tonifiante.
En Valoki, les colonies d’aporims mellifères ne nichaient qu’à l’intérieur des luvalianes qu’on appelait parfois les « arbres à miel ».
Ses feuilles servaient à produire de la teinture rouge, les morceaux les plus tendres des pétales de fleur pouvaient être confis et consommés comme desserts. Ses graines étaient utilisées dans la cuisine pour leurs qualités nutritives et leur agréable parfum d’amande.
L’écorce possédait des propriétés antifongiques, broyée en poudre et pulvérisée, elle prévenait l’apparition de moisissures sur les murs des constructions, pouvait également soigner les mycoses animales et les maladies cryptogamiques des cultures. En raison de ces propriétés, les invasions de moisissures étaient très rares dans les ruches des aporims. En revanche pour la même raison, certaines espèces de myrmes et de terims qui cultivaient des champignons s’éloignaient des luvalianes pour bâtir leur nid.
Une fois que les explications de Naëlis furent terminées, elles reprirent leur progression au-dessus des forêts valokines. Chaque Koré fut interrogée à tour de rôle mais les deux nouvelles complices ne furent plus ennuyées par les enseignantes.
— C’est mon tour de te remercier, dit la jeune femme à la peau noire. Mais nous allons quand même nous retrouver en retenue.
— Pas grave, nous serons au moins ensemble. Liselle, c’est ça ? Enchantée.
— Enchantée, Naëlis.
— Oh regarde le ciel, tu as déjà vu des nuages avec ces couleurs ?
— Bien vu ! Non, je n’avais jamais vu ça. C’est super beau… Ça te dirait qu’on mange ensemble quand on rentre ?
(crédit photo : Guillaume Piolle)
C’est ainsi que débuta une relation qui allait devenir une belle amitié, et même davantage. C’était cinq ans avant le début du roman. Liselle allait sur ses dix-neuf ans, Naëlis venait d’en avoir seize.
C’est le même jour que Naëlis rencontra Elorine, mais aucune ne savait encore que trois ans plus tard la Matria deviendrait son mentor…