• L’épreuve des Shaïli

     

    Valoki, province de Leda – Année 606.


     Le dirigeable tournait lentement au-dessus d’un samuca sous une pluie battante. À son bord, plusieurs Shaïli et Matria de l’ordre Ophrys observaient attentivement les alentours dans l’attente d’un mouvement dans les airs.

    L’arbre-montagne gigantesque avait une écorce bleutée, des feuilles ovales vert-de-gris. Les fruits que le samuca produisait à la fin de la saison ardente ressemblaient à des gros raisins jaunes de la taille de citrouilles. Leur chair et leur jus sucrés étaient souvent conseillés pendant les périodes de fatigue ou de convalescence, en raison de leur haute teneur en vitamines.

    Les graines torréfiées étaient utilisées comme élément de base d’une boisson chaude appelée muca. Ressemblant un peu au café, cette boisson très appréciée était souvent accommodée d’épices et de miel en Valoki.

    Mais ce jour-là, la saison sèche était bien loin et les Sœurs n’affrontaient pas le mauvais temps pour faire de la botanique. Matria Aemi s’inquiétait pour sa meilleure élève.

    — La pluie ne lui facilite pas la tâche, dit-elle en s’adressant à Matria Elorine. Ça fait un moment qu’elle a commencé à lancer des appels… Vous pensez qu’elle a des chances de réussir ?

    Le regard bleu clair d’Elorine exprima brièvement un léger agacement.

    — Je vous trouve bien trop attachée à son succès, si vous me permettez. Il s’agit de son épreuve et non de la vôtre. Son échec ne remettrait absolument pas en cause la qualité de votre enseignement.

    — C’est la première fois que je forme une Koré parvenant à réussir trois défis sur les quatre, c’est très excitant. Mais vous avez raison… comme toujours.

    — Il m’arrive de me tromper, rectifia Elorine, mais merci. Les averses compliquent le bon déroulement de son épreuve, en effet. Les vespères ne sortent pratiquement pas les jours de mauvais temps, votre élève risque de ne pas pouvoir accéder au nid. Et si elle y parvient, elle devra faire face à l’ensemble de la colonie. Mais les aléas du climat font partie intégrante de cet examen et…

    — Pardonnez-moi, Matria, l’interrompit une Ordoshaï. Toutes mes excuses. Je crois que c’est elle.

    Elle désignait une vespère s’élevant dans les airs avec une silhouette humaine sur son dos. L’insecte et la jeune femme en robe vert pâle montèrent doucement autour du samuca, alors que la pluie semblait se calmer. Elles parvinrent au niveau de l’énorme nid grisâtre accroché contre le tronc, et disparurent à l’intérieur.

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    Naëlis prit une autre cuillère de miel dans le pot qu’on lui avait confié pour cette partie de l’épreuve, avant de descendre de sa monture au milieu des gardiennes insectes. Mieux valait maintenir les effets du miel avant qu’ils ne s’estompent.

    Pour le moment, elle était acceptée.

    Tout en projetant des ondes apaisantes en continu, elle caressa un instant la tête de sa monture pour la remercier. Cette dernière avait réagi aux appels de son sifflet spécial alors qu’elle commençait à désespérer de pouvoir atteindre le nid. Elle avait dû se hisser par ses propres moyens sur une branche pour augmenter ses chances, et après d’interminables appels infructueux, cette vespère était enfin venue à sa rencontre malgré les averses qui alourdissaient ses ailes. L’insecte semblait apprécier cette marque de reconnaissance.

    Les parois du nid de cellulose évoquaient du papier mâché. Il s’agissait bien de fibres de bois que les ouvrières rognaient sur l’écorce des arbres et mélangeaient avec leur salive pour construire leur foyer.

    Des dizaines de vespères s’agitaient dans l’immense structure, toute la colonie restait à l’intérieur en attendant le retour du beau temps. Certaines s’approchèrent pour renifler l’humaine inconnue. Ressemblant à des guêpes géantes dont la carapace orange était parcourue de tigrures noires, ces insectes faisaient partie des prédateurs les plus redoutables en Valoki.

    La jeune femme respira profondément pour garder son calme et rester concentrée. À la moindre erreur, les prédateurs ailés risqueraient de se jeter sur elle et n’en feraient qu’une bouchée.

    Elle n’était encore qu’une Koré et ne portait pas de pierre d’Ambremiel. Pour amplifier ses facultés psychiques, seul le miel fabuleux des aporims lui permettait de se faire accepter dans le nid géant. Le miel offrait l’avantage d’ouvrir les perceptions des initiées au Seid, mais il produisait également un effet décontractant sur le corps et l’esprit. Un atout précieux pour faire face au stress.

    Naëlis observa la galerie d’accès qui s’enfonçait dans le nid grouillant d’insectes ailés. Des lumines avaient été installées à intervalles réguliers pour l’occasion. Mais elle savait qu’en parvenant à devenir une Shaïli, elle devrait ensuite affronter les ténèbres avec bien moins de lumière.

    Elle avança calmement au milieu des ouvrières armées de mandibules et d’un dard rétractile terriblement venimeux. Contrairement aux aporims butineuses, les vespères pouvaient piquer autant de fois qu’elles le voulaient et s’avéraient nettement plus agressives. Il était logique que la série de tests se termine par la visite d’un de leurs nids.

    Naëlis avait déjà brillamment réussi les trois autres épreuves. À moins que l’entretien final avec les Veneris ne se passe mal, elle était pratiquement sûre d’acquérir le titre de Shaïli et de pouvoir choisir entre trois spécialisations sur quatre. Même si elle ne souhaitait pas devenir une Ordoshaï, réussir auprès des vespères serait pour elle une immense fierté. Une réussite totale.

    Ici dans la structure de cellulose, il était inutile d’utiliser des crochets à cire comme dans les ruches des aporims. La construction des vespères était suffisamment irrégulière et couverte d’aspérités pour que ses mains et ses pieds trouvent de nombreuses prises. Elle commença à escalader la structure vers les étages supérieurs.

    Wasp-nest(crédit photo : Richerman)

     

    Il n’était pas facile de maintenir son bouclier émotionnel tout en fournissant des efforts physiques importants. Quand elle arriva au premier niveau, Naëlis prit conscience de sa fatigue un peu brusquement.

    Plusieurs vespères se précipitèrent vers elle comme si elle représentait une menace. Des mandibules claquèrent tout autour, elle dû se jeter sur le côté pour éviter un coup de dard qui manqua de l’empaler. Malgré l’essoufflement de l’escalade, elle mit toutes ses forces dans son halo psychique. Les grands prédateurs se calmèrent aussitôt.

    C’était moins une… se dit-elle. Quatrième jour d’examens, je commence vraiment à fatiguer.

    À travers le tissu, elle effleura le diffuseur de phéromones artificielles qu’elle portait dans une poche de sa robe. Si les choses tournaient vraiment mal, le cylindre métallique pourrait lui sauver la vie, mais aussi la disqualifier. Elle savait que plusieurs Sœurs Ordoshaï étaient discrètement postées dans des recoins sombres du nid géant, pouvant intervenir en cas de problème grave mais aussi rapporter le déroulement de l’épreuve, ses succès et ses erreurs.

    Je dois réussir.

    Naëlis prit encore un peu de miel, l’effet s’estompait si vite. Il lui tardait d’obtenir le titre de Shaïli pour accéder au pouvoir permanent conféré par l’Ambremiel. Tout serait alors beaucoup plus simple. Elle allait enfin s’élever au même rang que sa tendre amie Liselle. Un peu plus âgée, celle-ci portait déjà la robe bleue des Shaïli depuis près de trois ans.

    Allez courage. Encore quelques efforts…

    Des dizaines d’alvéoles tapissaient le rayon du premier niveau, abritant les œufs, les larves et les nymphes des vespères. Les ouvrières veillaient en permanence sur la progéniture de leur reine, les nettoyaient, leur apportaient de la nourriture, les aidaient à s’extraire de leur cellule au moment de leur transformation finale. Naëlis n’avait pas le temps de s’offrir un détour pour visiter les différents rayons.

    Tout en veillant à maintenir une intensité suffisante dans sa bulle de protection mentale, elle gravit encore un niveau, s’accrochant aux murs irréguliers, fibreux, marqués par les nombreux passages des Sœurs qui s’étaient succédé pour s’occuper de cette colonie. Et moins régulièrement, par les jeunes Koré adultes venues passer l’épreuve des Shaïli.

    Elle se plaqua contre une paroi pour laisser passer tout un groupe de vespères se dirigeant vers la sortie. L’agitation semblait reprendre dans le nid, la pluie avait sans doute cessé dehors. Les ouvrières reprenaient leurs activités à l’extérieur, cherchant sans cesse des matériaux pour agrandir et consolider leur foyer, des morceaux de fruits et de la viande pour nourrir leur colonie.

    Naëlis mit toute sa volonté en œuvre pour escalader deux niveaux supplémentaires. Elle arriva enfin au rayon qui lui semblait le plus récemment construit, où elle avait le plus de chances de trouver la reine. Elle était en nage.

    Après avoir pris une bonne dose de miel, elle se faufila entre les alvéoles et les ouvrières en prenant soin de les déranger le moins possible. Agir dans la précipitation au risque d’abîmer une alvéole serait la dernière chose à faire.

    Guepe_nid(crédit photo : J-Luc)

     

    Les ouvrières étaient de plus en plus nombreuses à se diriger vers la sortie.

    Elle aperçut enfin l’énorme reine à la carapace plus foncée que ses filles, presque rouge, qui s’affairait pour pondre continuellement, remplissant chaque alvéole vide avec un œuf translucide. Sur une de ses pattes avant était accrochée une écharpe de couleur bleu pastel, l’objet que Naëlis devait rapporter pour valider cette partie de l’épreuve. C’était le moment le plus délicat.

    Elle s’approcha doucement de la reine en mettant toute son énergie dans son halo protecteur, tout en gardant une main dans la poche où se trouvait le diffuseur de phéromones répulsives. Juste au cas où…

    La souveraine de la colonie se tourna vers elle, monstre de près de sept mètres de long. La gorge de Naëlis était sèche, ses jambes tremblaient alors qu’elle s’agenouillait pour présenter ses hommages. L’énorme tête se pencha vers elle, les extrémités des antennes se posèrent sur son front.

    L’humaine et l’insecte partagèrent des images mentales, des souvenirs, des sensations. Naëlis projeta l’image de l’écharpe bleue, accompagnée d’un profond respect. La reine approuva et retira ses antennes. La jeune femme se releva, dénoua le morceau d’étoffe sur la patte de l’insecte et le passa autour de son propre cou.

    Elle s’inclina à plusieurs reprises en reculant de quelques pas, puis se tourna et se dirigea calmement vers le tunnel d’accès. Son cœur tambourinait dans sa poitrine.

    Elle parvint à regagner la sortie sans encombre. Dehors le ciel était à nouveau dégagé, le dirigeable s’était suffisamment rapproché pour poser une passerelle à l’entrée du nid des vespères. Naëlis fut accueillie par de chaleureuses félicitations.

    Il ne lui restait qu’à passer la dernière partie de l’examen théorique, puis l’ultime entretien avec le Conseil Veneris. Elle allait pouvoir revêtir la robe bleue des Shaïli et recevrait l’honneur de porter une pierre d’Ambremiel.

    Alors que le dirigeable retournait vers le monastère, Naëlis profita d’un moment d’isolement de Matria Elorine pour aller lui parler en privé.

    — Veuillez m’excuser, Matria, dit-elle en s’inclinant brièvement. Nous nous étions déjà rencontrées, vous en avez souvenir ?

    — Je me rappelle de toi, oui.

    — Voilà, euh… si je réussis la dernière étape de l’épreuve, je souhaiterais intégrer la branche des Melishaï et je… accepteriez-vous d’être mon guide, Matria Elorine ?

    Elorine parut surprise un court instant, haussant un seul sourcil.

    — Tu es une très bonne élève, je vais y réfléchir. Nous en reparlerons quand tu auras confirmé ta réussite auprès du Conseil.

    — Vous n’y voyez pas d’objection c’est vrai ?

    Le visage de Naëlis s’illumina d’un grand sourire.

    — Nous verrons, nous verrons. Pas de précipitation jeune fille.

     



     


  • Un rayon de soleil dans la grisaille

     

    « Bonjour, chers lecteurs et chères lectrices, me revoilà. Bakir, le vieil immigré sénile qui est allé se perdre dans le Tharseim.
    Peut-être jugerez-vous que je suis un peu dur avec moi-même, mais c’est ce que je ressens. L’âge m’affaiblit physiquement depuis longtemps déjà, et maintenant, je ne peux que reconnaître que mon esprit lui aussi commence à décliner.

    C’est sans doute pour cette raison que je m’empresse d’écrire mes mémoires. Les souvenirs deviennent flous, les époques ont tendance à se mélanger dans ma tête. Tout commence à m’échapper, comme si ma vie s’estompait avec le temps qui passe. Mes forces m’abandonnent.
    Étrangement, les souvenirs lointains sont encore bien nets alors que je m’emmêle les pinceaux sur les dernières décennies.

    J’espère que je ne suis pas en train de perdre complètement la tête, que je pourrai aller jusqu’au bout de mon récit. C’est la dernière chose qui me raccroche à cette vie. La solitude me pèse. Par l’écriture, je garde un semblant de lien avec le monde des vivants. Avec vous qui me lisez.

    Alors je vous dois un grand merci, chers lecteurs et chères lectrices. Car à travers vos yeux, c’est un peu comme si je vivais encore grâce à vous. Je ne vais pas sombrer dans l’oubli et le vide.

    Moi qui ai toujours cru dans un Au-delà rassurant, me permettant d’accepter plus facilement ma vie difficile dans des conditions souvent injustes, alors qu’approche ce moment inéluctable… j’ai peur. Je doute. N’y a-t-il que le vide après toutes ces joies et ces peines, ces espoirs, ces rêves brisés qui m’ont maintenu en vie jusqu’à ce jour ? Je ne sais plus.

    Merci de me laisser cette petite place dans un coin de votre tête, de votre cœur… vous êtes la dernière source de chaleur qui m’empêche de basculer dans le froid et le néant.

    Aujourd’hui en l’année 602, j’ai 93 ans. C’est pas mal pour un travailleur manuel qui a connu de nombreuses privations, traversé tant d’épreuves…

    Je suis né en 509, j’ai quitté le Calsynn en 524 et après cinq ans à Ombrouge, j’ai découvert Wudest où je suis resté jusqu’en 532. Ces trois années ont été difficiles également.

    Alors que je travaillais sept jours sur sept, trimant comme une bête de somme dans plusieurs exploitations agricoles, mes maigres salaires ne me permettaient même pas de trouver un logement décent. Je vivais chez d’autres migrants, avec onze personnes dans un appartement minable en plein milieu du ghetto réservé aux étrangers indigents.

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    J’ai failli mourir un soir d’hiver, au tout début de l’année 532.

    Je rentrais d’une journée de labeur dans un élevage hors-sol de chenilles exploitées pour leur cuir et leur viande. Ces pauvres animaux étaient entassés au point de ne pas pouvoir se retourner dans leurs cages, maltraités de la naissance à l’abattage. Des herbivores n’ayant jamais goûté le moindre bout de feuille verte, nourris avec des granulés et des farines à la composition plus que douteuse, n’ayant jamais senti la caresse du vent et la douce chaleur du soleil dans ce pays glacé.

    La neige tombait dru, recouvrant le paysage urbain comme un suaire. Il faisait déjà nuit depuis quelques heures alors que je rentrais dans la mégapole, accompagné de dizaines d’autres ouvriers pressés les uns contre les autres dans le dernier wagon d’un grand tramway à sustentation magnétique.
    D’habitude, nous autres migrants n’avions droit qu’à une sorte de bus aéroglisseur desservant les ghettos et les quartiers les plus pauvres des Thars. Mais ce jour-là, un problème technique obligea les autorités à nous faire partager un transport rutilant réservé normalement aux nordiques de classe moyenne.

    Il n’y avait plus de places assises. Je luttais contre la somnolence, accroché à une barre de métal en regardant les flocons tournoyer dans les rues blanches à travers la vitre du tram, quand une violente altercation a éclaté dans le wagon où je me trouvais.

    Trois étudiants thars étaient en train de s’en prendre à un migrant entre deux âges. Je crois bien que c’était un Valokin (c’était bien avant la fermeture des frontières entre les deux peuples ennemis). Le migrant barbu et grisonnant avait une peau bien plus foncée que la mienne, un accent que je ne connaissais pas. Il avait sur le visage d’affreuses marques dues à une exposition prolongée à des substances industrielles dangereuses. Je n’appris la cause de ces brûlures que bien plus tard, quand j’ai été amené moi aussi à travailler dans une usine de produits chimiques.

    Le pauvre type essayait de récupérer un objet que les trois jeunes nordiques lui avaient arraché et se passaient en riant. Les autres passagers faisaient semblant de regarder ailleurs. Je n’avais que vingt-trois ans, je n’étais pas bien grand mais j’étais vigoureux et assez impulsif. Mon sang ne fit qu’un tour et je me suis précipité pour venir en aide à cet homme, bousculant au passage d’autres occupants du wagon en ignorant leurs protestations.

    — Qu’est-ce que vous lui avez pris ? dis-je au trio d’étudiants de la caste marchande, vêtus de triangles jaunes et noirs. Rendez-lui tout de suite !

    — Mêle-toi de tes affaires, étranger, me répondit un des trois voyous.

    — Mais c’est du vol ! me suis-je exclamé.

    Je vis alors que celui qui m’avait parlé tenait dans sa main une sorte de pendentif, dont je ne voyais que la lanière qui pendait.

    — Ce médaillon compte beaucoup pour moi ! ajouta le pauvre homme au visage à moitié brûlé.

    — Pouah ! fit un autre étudiant du trio. Un symbole mystique, c’est interdit ici, négro. Sales métèques. Retournez-donc chez vous pour continuer vos pratiques d’attardés !

    Là, je reconnais que j’ai perdu tout contrôle. Mon poing s’est écrasé sur son visage sans même que je m’en rende compte.
    Celui qui tenait le pendentif essaya de me mettre un coup de tête mais il ne savait pas à qui il avait affaire. Dans le Calsynn pendant mon enfance, j’avais déjà appris à me battre. À Ombrouge dans la Glacière, je n’avais pas eu l’occasion de ramollir.

    J’ai baissé la tête et me suis lancé en avant, le prenant de vitesse, j’ai senti son nez se briser sur mon front. Le petit crétin est reparti en arrière en s’affalant sur des passagers assis, le visage en sang. Je me suis penché pour lui arracher le médaillon des mains, grosse erreur.
    Celui que j’avais frappé en premier en profita pour me flanquer un coup de pied en pleine tête. Complètement sonné je me tournais vers lui, luttant pour ne pas m’écrouler à mon tour. J’aurais dû me méfier du troisième qui était resté discret jusqu’à ce moment.
    Une douleur insupportable dans mes reins, une décharge électrique m’a traversé de part en part. Foudroyé. Mes jambes se sont dérobées. Je me tordais sur le sol, agité de convulsions. Paralysé par une petite arme à impulsion électrique qu’il avait sortie de ses poches.

    Alors, les trois jeunes nordiques se sont mis à me rouer de coups. Je me suis recroquevillé en serrant le pendentif dans mes mains comme si c’était le mien, alors que les coups et les insultes pleuvaient. Quand j’étais pratiquement évanoui, le visage en sang et plusieurs côtes cassées, ils ont fait de même avec le migrant au visage brûlé. Personne ne s’est interposé.
    J’imagine que le tram est arrivé à un arrêt à ce moment-là, car ils nous ont balancés par la porte ouverte.

    Je me souviens avoir repris brièvement connaissance, étendu dans la neige sur le trottoir. À côté de moi, l’homme au visage brûlé ne respirait plus. Malgré le brouillard qui obscurcissait mon esprit, j’ai reconnu les armures noires et rouges de policiers qui s’avançaient vers nous. Je n’avais plus la force de me relever, de faire le moindre geste. Un voile noir s’est abattu sur mes yeux.

    Je me suis réveillé dans un lit d’hôpital. Une infirmière était en train de me rhabiller, une jolie rouquine en blouse noire et blanche. Elle m’a regardé avec un sourire gêné en me couvrant d’un drap. Elle venait de me laver. C’est là que j’ai réalisé que j’avais une érection.

    — Bienvenue parmi les vivants, me dit-elle.

    Son sourire était aussi doux qu’un rayon de soleil en plein hiver.
    Pour cacher la bosse qui déformait mon pyjama et le drap sur mon bas-ventre, je me tournais maladroitement sur le lit en fuyant son regard. J’étais certainement le plus embarrassé des deux.

    — Désolé, bafouillai-je.

    — Oh, ne vous inquiétez pas, ça arrive souvent. C’est naturel pour un jeune homme vigoureux.

    Elle rassembla les affaires de toilette et s’apprêta à sortir. Tout me revint alors en mémoire.

    — Attendez. Depuis combien de temps… ?

    — Vous étiez inconscient depuis deux jours. Le docteur qui s’est occupé de vos fractures va être content d’apprendre votre réveil, mais il va falloir garder le lit encore un petit moment.

    — Et l’homme qui était avec moi ?

    Elle hocha la tête de gauche à droite avec un air désolé. J’ai senti mon cœur se serrer dans ma poitrine. Le pauvre homme que j’avais voulu aider était bien mort.

    — Il était cardiaque et n’a pas supporté les décharges électriques, m’apprit-elle.

    J’étais triste mais en la regardant, j’avais l’impression d’oublier tous mes malheurs, de planer sur un petit nuage. Comme si le reste n’avait plus d’importance.

    — Comment vous appelez-vous ? m’entendis-je lui demander, encore groggy par les anesthésiants.

    — Iveta, monsieur Meyo.

    — Appelez-moi Bakir. Se réveiller en voyant votre visage est la chose la plus agréable au monde… Vous reverrai-je ?

    Elle me sourit à nouveau et je crus que j’allais me noyer dans ses yeux verts. J’ai tout de suite senti qu’on se plaisait bien tous les deux. Elle consulta la petite montre digitale encastrée sur l’unique bague qu’elle portait.

    — Je vous apporterai votre repas dans deux heures, monsieur… Bakir.

    — Vivement dans deux heures, alors.

    Ses joues se sont empourprées légèrement, et puis elle est sortie de la chambre en souriant.
    Troublé, j’ai essayé de me rendormir en espérant que ces deux heures passent plus vite, mais rien à faire. J’ai réalisé que mes vêtements étaient pliés sur une chaise à côté de mon lit. Le pendentif du Valokin au visage brûlé était posé dessus. Un curieux symbole était représenté sur le médaillon de bois.

    Psychurgie
    (image retouchée. Source : Senank)

     

    Pauvre homme, victime du racisme et de l’athéisme extrême des Thars. Dans le Calsynn, nous croyons aux esprits du désert… je lui adressai une prière silencieuse en serrant le pendentif contre mon cœur. J’avais hérité de l’objet qui avait causé sa fin.

    La jolie Iveta s’occupa de moi jusqu’à ce que je puisse quitter le lit, ma convalescence dura une bonne semaine. La nourriture synthétique était affreuse mais je m’en moquais. Nous avons très vite sympathisé et elle s’est mise à me rendre visite dès qu’elle avait un moment de libre. En cachette, nous sommes devenus amants.

    Mais c’était une Tharse. Les femmes des classes modestes n’ont déjà pas une vie facile dans ce pays, elles doivent se trouver un mari avec une situation convenable pour espérer une vie meilleure. Autant dire que pour un migrant tel que moi, c’était déjà une chance de vivre cette petite relation cachée et follement excitante. Ma jolie rousse, mon petit rayon de soleil nordique…

    Quand j’ai enfin pu sortir de l’hôpital, elle a rompu. Même à l’époque je ne lui en ai pas voulu, j’étais conscient d’avoir eu de la chance. Et puis sans cela, je n’aurais peut-être pas connu ma femme quelques années plus tard.

    Elle m’apprit que c’étaient bien les flics qui m’avaient secouru sur le trottoir. Je les ai toujours évités, je les ai toujours considérés comme un danger, tant de fois je les ai maudits. Et pourtant… je dois bien reconnaître que face à la sauvagerie humaine, à la bêtise qui pousse des membres de notre espèce à se montrer inutilement cruels avec leurs congénères, les forces de l’ordre sont parfois indispensables. Ces types m’ont bel et bien sauvé la vie. Les trois étudiants ont été retrouvés et condamnés.

    Pendant cette courte période de complicité, Iveta m’apprit aussi pas mal de choses sur son peuple…

    Mais voilà que j’ai déjà rempli la place qui m’était impartie dans ce numéro de notre journal clandestin.
    La prochaine fois, je vous raconterai comment j’ai pu quitter Wudest et ses affreuses exploitations agricoles. Je vous expliquerai pourquoi les nordiques sont aussi méprisants envers toute forme de croyance religieuse ou mystique, pour quelles raisons ce peuple matérialiste rejette la spiritualité comme une maladie mentale. Les fous ! »

     

    – Bakir Meyo, “Errances d’un Calsy dans le Nord”, extrait n°3 [journal illégal]

    Ghetto calsy de Svalgrad, ouest du Tharseim – Année 602 du calendrier planétaire.

     


     

    P.S : le symbole dont Bakir hérita ce jour-là est celui de la psychurgie, ou magie psychique.

    Le courant de la psychurgie a été inventé au 19ème siècle sur Terre, formant un culte de l’invisible s’appuyant sur l’art d’utiliser la force de l’esprit. Mais certaines pratiques de magie blanche remontent aux origines de l’humanité…
    Le terme signifie littéralement « action de l’âme ».

    Sur Entom Boötis, les Valokins considèrent ce signe comme l’un des symboles du Seid.

     



     


  • Le chasseur et la musicienne

     

    Valoki, province du Jailong – Année 599 du calendrier local.

     

    Ayana se leva avant le point du jour, prit ses affaires et rejoignit Silverio à la sortie de leur village. C’était l’heure bleue, ce moment magique n’appartenant ni au jour ni à la nuit. Les maisons-coquillage ne ressemblaient encore qu’à des silhouettes sombres imbriquées dans la végétation géante.

    Le chasseur venait juste d’arriver au lieu de rendez-vous. Il jaugea la tenue de sa nouvelle partenaire avec une petite grimace.

    — Le gris, c’est pas idéal comme camouflage en forêt.

    — Je n’ai rien de moins coloré…

    — On fera avec. Tu as ton instrument et ton diffuseur ?

    Ayana acquiesça en désignant son sac à dos, encore mal réveillée. Son métier de musicienne l’amenait souvent à veiller tard, il était rare qu’elle se lève aussi tôt et cette partie de chasse était pour elle une nouveauté.

    Tous deux portaient des baudriers d’escalade. Silverio était vêtu de vêtements bariolés de couleurs mates, kaki, brun et vert, adaptés pour se fondre dans la végétation. Le large canon aplati d’un fusil lance-étoiles dépassait de son dos. Il s’approcha d’elle en reniflant à plusieurs reprises.

    — Pas de savon, pas de parfum ce matin ? Parfait. Ce serait dommage de tout gâcher par coquetterie.

    — Je ne suis pas stupide, répondit-elle un peu vexée.

    — Je vois ça. Désolé, j’ai déjà eu des mauvaises surprises…

    Nombre d’insectes possédaient un odorat très performant, une odeur étrangère risquerait de trahir la présence du duo. La discrétion était de mise. Les deux partenaires activèrent temporairement leurs diffuseurs de phéromones répulsives, des petits appareils qu’ils portaient en bandoulière.

    Ils se mirent en route silencieusement, Silverio en tête, se frayant un chemin dans la végétation tropicale entre les troncs des arbres gigantesques. Les derniers insectes nocturnes regagnaient leurs cachettes alors que la lumière du jour redonnait ses couleurs à la forêt. Les arthropodes diurnes commençaient à s’activer. Aux abords des agglomérations, il s’agissait principalement d’insectes sociaux cohabitant sans problème avec les humains, grâce à leurs alliances avec les Sœurs Ophrys.

    Des ouvrières myrmes, ressemblant à des fourmis géantes de couleur jaune, se faufilaient dans tous les sens à la recherche de nourriture et de matériaux de construction. D’inoffensifs insectes saprophages mangeaient des débris végétaux en voie de décomposition, tandis que les nécrophages nettoyaient les restes de cadavres abandonnés par les prédateurs nocturnes. Quelques carnivores étaient tapis dans la végétation, mais tous les évitaient grâce à la protection chimique des diffuseurs.

    Des insectes volants commençaient à s’agiter alors que les premiers rayons de soleil caressaient la canopée, loin au-dessus. D’énormes chenilles rampaient dans la végétation à la recherche de feuilles tendres.

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    Après une bonne demi-heure de marche, Silverio s’arrêta pour se dissimuler derrière un grand tronc à l’écorce blanchâtre et rugueuse, en faisant signe à Ayana de l’imiter. Il tendit le doigt pour désigner une branche sur un autre arbre géant.

    — J’ai repéré un solioque femelle qui se planque là-haut pendant la nuit, dit-il à voix basse. Pour éviter de l’effrayer, on va monter sur cet arbre (il tapota le tronc à côté d’eux). J’ai installé des cordes hier… Prête pour la grimpette ?

    — On va dire que oui.

    Le regard du chasseur eut un éclat rieur, un léger sourire se dessina sur son visage basané, mais il ne fit pas de commentaire. Ils contournèrent encore le tronc géant pour se placer du côté opposé à l’arbre qui les intéressait, où pendaient effectivement des cordes d’escalade. Ayana passa la première tandis que Silverio s’occupait de son assurage.

    Une fois parvenus tous les deux sur la branche voulue, le chasseur et la musicienne détachèrent leurs mousquetons. Silverio se munit de son fusil et Ayana de son shak, une longue flûte torsadée, taillée dans la chitine d’un tube à vent de solioque mâle.

    Ils avancèrent prudemment sur l’énorme branche à l’écorce claire qui rejoignait une branche verte et lisse de l’arbre voisin. Silverio se posta derrière les feuillages, suivi aussitôt par Ayana. Ils coupèrent leurs appareils répulsifs.

    Désormais, ils devaient rester sur leurs gardes. Avec l’arrivée du soleil, les arthropodes étaient de plus en plus nombreux à s’activer dans la forêt. Sans leurs diffuseurs de phéromones, les deux humains seraient facilement à la merci du premier prédateur sauvage.

    Sous une branche voisine était accrochée une chrysalide agitée de soubresauts. Le cocon se déchira sous leurs yeux et ils assistèrent à la naissance d’un merveillon, spectacle bouleversant de beauté. Les immenses ailes orange de l’insecte se déployèrent comme des pétales de fleur alors qu’il se séparait de son abri de soie, puis après quelques battements hésitants, il s’envola pour disparaître dans la végétation.

    Dryas_iulia   SONY DSC
    (crédit photos : Diego Delso et Friedrich Böhringer)

     

    Juste en face, sur l’arbre vert au tronc lisse qui semblait recouvert de cire végétale, le solioque que le chasseur avait repéré était en train de prendre son repas, utilisant son rostre pour percer l’écorce de l’arbre et se nourrir de sa sève.

    Les solioques siffleurs étaient des insectes particuliers dont les mâles, en propulsant de l’air dans des tubes de différentes tailles sur leur dos, produisaient des sons très agréables pour l’oreille humaine. Par beau temps, lorsque ces paisibles végétariens solitaires n’étaient pas en train de se nourrir de sève ou de se reproduire, ils aimaient se placer en hauteur dans la végétation pour se mesurer dans des joutes musicales.

    Un premier solioque commençait par une mélodie assez simple, puis un deuxième reprenait le même thème en ajoutant un peu de complexité. Un autre tentait de faire encore mieux, et ainsi de suite, jusqu’à ce que la plus belle mélodie l’emporte. Tous les solioques du secteur se relayaient jusqu’à ce que le vainqueur du moment soit implicitement admis par les autres, qui ne le défiaient plus. Le gagnant finissait par se lasser de siffler sans adversaire et recommençait à se nourrir ou changeait de coin.

    Un autre solioque lançait alors une nouvelle mélodie, et les joutes se poursuivaient ainsi jusqu’au coucher du soleil. Ils semblaient toujours tomber d’accord sur la qualité du meilleur chant et ménageaient régulièrement de courtes pauses pendant leurs monologues, pour laisser une ouverture à d’éventuels candidats à la surenchère.

    Certains musiciens humains tentaient parfois de se joindre à la compétition.

    Si les plus maladroits ne récoltaient que des protestations musicales de la part des insectes chanteurs, les meilleurs réussissaient parfois à s’imposer et un silence respectueux leur accordait l’espace sonore pendant un moment.

    Au cours de la période de reproduction, c’est par leurs chants que les solioques mâles attiraient les femelles. Il arrivait que des musiciens et des chasseurs valokins s’associent pour tenter d’en piéger une pendant la saison idoine. Outre leur viande savoureuse, elles possédaient également des ornements très appréciés sur leur carapace. Mais leur vivacité et leur vigilance les rendaient difficiles à chasser, sans un appeau pour les amadouer.

    Après que Silverio se soit assuré qu’aucun danger n’était proche, Ayana commença à souffler quelques notes dans son shak, imitant à s’y méprendre les sons des solioques.

    Sur sa branche, la proie s’arrêta aussitôt de se nourrir et sembla regarder dans leur direction. Tranquillement, tout en répétant en boucle une première mélodie simple, la musicienne commença à y ajouter des notes.

    melody

    C’est alors qu’une autre musique répondit à la sienne, provenant d’un arbre plus éloigné. Le thème reprenait parfaitement celui d’Ayana, en y ajoutant d’autres notes le rendant encore plus subtil et compliqué.

    — Merde, murmura Silverio. Un mâle…

    Ayana s’arrêta de jouer pour laisser le concurrent s’exprimer, écoutant attentivement son chant. Dès que le solioque mâle s’interrompit, elle reprit le thème en ajoutant à son tour de nouveaux trilles.

    Sur sa branche, la femelle solioque semblait hésiter entre ses prétendants, tournant sa grosse tête ovale d’un côté et de l’autre.

    Silverio écouta avec admiration la mélodie développée par son associée. Ayana était une musicienne accomplie et elle s’était renseignée sur les mœurs des solioques, vraisemblablement. Elle s’y prenait bien mieux que les autres musiciens avec lesquels il avait tenté cette expérience.

    Le chasseur scrutait attentivement la végétation alentour. Si un prédateur venait lui aussi à confondre la musicienne avec un insecte, les deux partenaires de chasse risqueraient de devenir des proies.

    Après quelques échanges musicaux, le solioque mâle abandonna la compétition. Ayana avait gagné mais Silverio pouvait voir la sueur coulant sur son visage tendu par l’effort, ses veines gonflées sur son cou et ses tempes alors qu’elle poursuivait courageusement ses envolées mélodieuses.

    Les muscles du chasseur se tendirent, ses mains resserrèrent leur étreinte sur le fusil. La femelle solioque s’approchait. Elle passa sur leur branche, hésitante, cherchant du regard ce congénère doué qu’elle ne parvenait pas à voir. Il pointa son fusil vers elle entre deux feuilles géantes. Encore quelques mètres…

    Une arane-tambour surgit alors de sous la branche et se jeta sur Ayana.

    La musicienne fit un bond sur le côté dans un geste réflexe. Son intuition lui sauva la vie. Les crochets du grand arachnide sifflèrent dans le vide, seule une extrémité pointue lacéra le pantalon et la chair sur une de ses jambes. Elle s’écroula aussitôt, neutralisée par le puissant venin paralysant.

    Silverio la retint de justesse avant qu’elle ne tombe de la branche, tourna son arme vers le prédateur à toute vitesse et deux étoiles de métal incandescent jaillirent de la gueule du fusil. Un des projectiles blessa l’arane à une patte, l’autre se ficha dans le tronc de l’arbre avant de s’éteindre.

    Dimorphic_Jumping_Spider(crédit photo : Opoterser)

     

    L’arthropode et l’humain se retrouvèrent nez-à-nez. L’arachnide géant recula de quelques pas hésitants pour faire face à son nouvel adversaire. De sa plaie s’écoulait un liquide jaunâtre. Le prédateur évitait de s’appuyer sur sa patte blessée mais en possédait sept autres.

    L’arane-tambour entama alors l’étrange danse pour laquelle son espèce avait été baptisée ainsi. S’appuyant sur cinq membres, elle dressa deux pattes en l’air et souleva son abdomen coloré vers Silverio. Les dessins de couleurs vives y évoquaient une sorte de visage reflétant la lumière en furtifs éclats chatoyants.

    Tout en effectuant de curieux pas d’un côté et de l’autre, l’arane faisait vibrer son abdomen en frappant dessus avec ses deux pattes dressées, produisant un martèlement hypnotique ponctué de bruits de crécelle. Quatre des huit yeux ceinturant sa grosse tête fixaient le chasseur avec avidité.

    Profitant de cette danse perturbant sans doute la plupart des proies, Silverio réactiva fébrilement son diffuseur de phéromones et tira un troisième coup de fusil. L’étoile de métal, rougie chimiquement par la friction dans le canon, se ficha dans la branche au pied de l’arachnide en émettant un sifflement étouffé et une petite volute de fumée grise.

    La nervosité rendait le chasseur maladroit. L’arane-tambour écarta ses crochets à venin, prête à bondir.

    Les effluves du diffuseur lui parvinrent alors. Elle s’enfuit sans demander son reste, disparut sous la branche en un éclair et se laissa glisser jusqu’au sol au bout d’un long câble de soie sortant de son abdomen.

    Silverio se précipita vers Ayana. La jeune femme avait les yeux grands ouverts, totalement paralysée mais encore consciente. Pas un instant à perdre. Il activa également le diffuseur de sa partenaire, la souleva à bout de bras pour la placer en travers de ses épaules. Il descendit de l’arbre à toute vitesse et se mit à courir vers le village avec son fardeau.

    Heureusement pour la musicienne, le chasseur atteignit le dispensaire des Sœurs Ophrys avant que le venin paralysant ne l’empêche de respirer.

    Les moniales la soignèrent à l’aide de leurs pouvoirs, d’onguents et de décoctions de plantes. Elle dut garder le lit quelques jours durant lesquels Silverio resta à son chevet autant qu’il le pouvait. Ensuite, elle boita encore une bonne semaine mais ne garda pas de séquelles.

    Pour cette première tentative, ils rentrèrent donc bredouilles. Le chasseur et la musicienne se promirent de retenter l’expérience avec un troisième larron pour faire le guet, et de meilleures protections contre les prédateurs. La chasse au solioque siffleur était réputée très difficile, ce n’était pas exagéré.

    Dans la forêt, le solioque femelle changea de secteur, se trouva un véritable mâle pour s’accoupler et put continuer tranquillement sa vie pendant un moment. Elle l’avait échappé belle.

    Par un caprice du destin, un cousin de l’arachnide qui lui sauva involontairement la vie ce jour-là réussit à la dévorer quelques semaines plus tard.

    Female_Jumping_Spider(crédit photo : Thomas Shahan)

     

    P.S : Elles sont belles ces araignées, non ? Une espèce particulièrement fascinante m’a inspiré les aranes-tambour.

    Il s’agit de l’araignée-paon, minuscule arachnide australien de 4mm dont les mâles sont de véritables artistes. Chez eux, la danse sert de parade nuptiale pour séduire les femelles moins colorées. Regardez cette merveille :

     


    (Danse de l’Araignée Paon par tibiscuit-com)

     

    Quant aux solioques siffleurs, leur nom vient évidemment du mot soliloque, mais ils sortent tout droit de mon imagination. Sur un monde rempli d’insectes géants, les chants des oiseaux devaient me manquer…

    Allez une dernière image avant de se quitter, une autre superbe espèce d’arachnide terrienne, juste pour le plaisir :

    Male-jumping-spider(crédit photo : Lukas Jonaitis)

     

    À bientôt.

     



     


  • Chronologie et repères temporels

    Salut les ami(e)s.

    Aujourd’hui pas de personnages, pas de mise en scène, juste vous et moi. Ça ne deviendra pas une habitude. Je pense que vous préférez lire des histoires avec des enjeux, des émotions, et c’est l’objectif de ce blog.

    Suite à un échange avec une lectrice, j’ai réalisé que je n’avais pas expliqué les différences qui existent justement entre ce blog et le roman que je suis en train de réécrire (je dois avouer que cet été j’ai moins avancé que je ne l’espérais, mais ça avance quand même… je vais y arriver).
    La différence essentielle entre les deux est temporelle.

    Qu’ils abordent une période lointaine ou proche du roman, tous mes articles lui sont antérieurs. L’histoire développée dans le futur livre est la prolongation des textes que j’écris ici. En tout cas, au moins jusqu’à ce qu’il soit publié.

    Pour vous donner des repères supplémentaires, voici un petit résumé chronologique de quelques évènements notables dans l’histoire de cette planète.

     

    tic-tac-tic-tac(crédit image : Dimitris Kalogeropoylos)

     

    Premiers pas

     

    Année 1 (2634 sur Terre) : Arrivée sur la planète du vaisseau des origines. La colonie humaine s’implante d’abord dans la partie la plus froide de l’hémisphère nord. Établissement d’une base et début des explorations.

     

    Année 17 : Plusieurs petites agglomérations sont construites dans le Tharseim. Pendant la saison froide, l’hibernation des insectes géants permet aux humains de conquérir rapidement un vaste territoire. La toute première grande ville se développe, nommée Harfang en mémoire d’un animal polaire de la Terre antique. Elle restera par la suite la capitale de ce pays et la plus grande mégapole de la planète. Fondation de la Corporation Nordique basée sur les sciences et la suprématie humaine.

     

    Année 35 : Explorations dans le Calsynn et installation des premières communautés. L’aridité du désert et la présence permanente des arthropodes rend l’avancée des explorateurs beaucoup plus difficile. Dès cette époque, le Calsynn devient un refuge pour toute sorte de rebelles, parias et criminels fuyant le Tharseim. Les explorateurs envoyés par la Corporation poursuivent leurs investigations vers le sud.

     

    Année 41 : Premières explorations de la Ceinture Tropicale, dans ce qui deviendra ensuite la Nemosia. La végétation luxuriante, grouillante d’insectes en tout genre, complique davantage la tâche des expéditions. Ramesh Angama, un tout jeune biologiste, s’illustre également comme explorateur et meneur d’hommes.

     

    Année 52 : Naissance du premier enfant de Ramesh Angama, Palden. Au prix de nombreux carnages sur les populations d’arthropodes prédateurs, les expéditions s’étendent à toute la Nemosia. Plusieurs petites bourgades son disséminées dans toute la région.

     

    Année 55 : Naissance de Shaïli Angama. Tandis que les territoires contrôlés par les humains ne cessent de s’accroître, l’industrie commence à se développer dans le Tharseim.

     

    La séparation

     

    Année 79 : Début des explorations en Valoki, suivies aussitôt par la découverte du Seid. Premier contact de coopération entre un insecte et un humain. Le Nord et le Sud se divisent. Les premières frontières nationales apparaissent.

     

    Année 135 : Deux civilisations opposées se développent.
    Dans le Tharseim qui est à cette époque une démocratie paritaire, la production industrielle s’étend considérablement. Les insectes et végétaux sauvages ne présentant pas d’intérêt pour la science et le commerce sont exterminés. Tous les autres sont produits à grande échelle dans des serres et des bâtiments d’élevage. Les villes ne cessent de s’agrandir.
    En Valoki, fondation de cités et villages beaucoup plus modestes intégrés dans l’environnement. Développement des techniques utilisant les capacités psychiques liées au Seid, la technologie est volontairement limitée. L’ordre Ophrys rayonne sur toute la Ceinture Tropicale, plusieurs monastères sont construits. Les quatre espèces d’insectes sociaux les plus évoluées deviennent progressivement les alliées des Sœurs.

     

    Année 186 : Décès de Shaïli Angama, la fondatrice de l’ordre Ophrys. Suite à l’attaque d’une horde de myrmes noires, une colonie de terims proche de Leda offre sa construction monumentale aux Sœurs.

     

    Année 190 : Inauguration du monastère-terimière de Leda, après quatre ans de travaux pour l’adapter aux dimensions humaines.

     

    Année 202 : Abandon des tentatives d’exploration dans le Kunvel. Depuis un siècle, les Thars puis les Valokins ont tenté d’explorer l’équateur. Aucune expédition n’est jamais revenue.

     

    Le chaud et le froid

     

    Année 237 : Premiers désastres écologiques liés à la pollution et l’exploitation intensive des ressources naturelles dans le Nord. Les dirigeants du Tharseim tentent alors d’encourager le développement de technologies moins destructrices. Rapprochement avec les Valokins et signature de contrats commerciaux. Certains objets technologiques (dont la fabrication et l’utilisation respectent l’environnement) commencent à circuler en Valoki.

     

    Année 388 : Un tyran prend le pouvoir dans le Tharseim. Tous les efforts de ses prédécesseurs au sujet de l’environnement sont réduits à néant. Reprise de l’exploitation intensive des ressources, pollutions en tout genre, extinctions d’espèces… la société tharse bascule dans le patriarcat et la xénophobie. La hiérarchie des castes devient officielle.

     

    Année 390 : Premier conflit armé de grande ampleur entre les deux nations antagonistes. Le Tharseim envoie des troupes aériennes pour attaquer la Valoki. Ils subissent un échec cuisant : les pilotes et les troupes embarquées dans les appareils volants, assaillis par de puissantes vagues d’émotions projetées à distance par les Veneris Matria, refusent subitement de combattre à l’approche de leurs objectifs. Malgré les menaces et les exécutions de soldats récalcitrants, la situation s’enlise et les troupes sont rappelées dans le Tharseim. Mais le tyran n’a pas dit son dernier mot, il va réfléchir à d’autres méthodes pour mettre la main sur les ressources tropicales.

     

    La Guerre des Menteurs

     

    Années 393 à 414 : La Guerre des Menteurs a duré 21 ans. Profitant de tensions internes en Valoki, au sujet notamment de la place des hommes dans le matriarcat, des espions nordiques s’infiltrent pour se mêler à la population.

    Ils intègrent des groupes de mécontents ou en créent de nouveaux, exagérant les défauts et les erreurs de l’ordre Ophrys pour monter les Valokins contre les Sœurs.
    Progressivement, des groupuscules terroristes voient le jour et commencent à développer des sabotages, des attentats. Des empoisonnements, bombes, pièges à retardement et armes à longue portée sèment la mort et la terreur en touchant indifféremment les civils et les moniales. Le danger pouvant venir de n’importe où, n’importe quand, tout le monde soupçonne tout le monde.

    Les Veneris de l’époque sont complètement dépassées par les évènements, la Valoki semble sur le point de s’effondrer de l’intérieur.
    La branche guerrière de l’ordre, les Sœurs Ordoshaï, se ressaisit alors et commence à traquer les terroristes. Il leur faut des années pour démanteler tous les réseaux et remonter la piste jusqu’au Tharseim. En représailles elles envoient à leur tour une expédition jusqu’à la capitale nordique et au prix de leur sacrifice, le despote est tué. Fin de la Guerre des Menteurs.

     

    Ascension et décadence

     

    Année 415 : Profitant de la confusion dans une Valoki affaiblie, une famille influente prend le contrôle des deux provinces les plus au nord et réclame leur indépendance. La Nemosia devient une nation à part entière. La famille Habako s’installe dans la nouvelle capitale nemosiane et instaure un pouvoir monarchique.

    Écœurés par les conflits au sujet de la domination des hommes ou des femmes, ils mettent en place une société totalement paritaire. Mais depuis cette époque, les Nemosians n’ont cessé d’hésiter à s’inspirer de la Valoki ou du Tharseim selon les domaines. Ils ne sont pas parvenus à trouver un réel équilibre entre les influences opposées.

     

    Année 418 : Les Thars se relèvent lentement de leur échec. Un nouveau gouvernement démocratique est mis en place et tente de renouer le dialogue avec les autres nations. À nouveau, des efforts sont faits de la part des Valokins et des Thars pour trouver des compromis. Mais l’essentiel de leurs oppositions demeure.

     

    Année 452 : La Nemosia se rapproche du Tharseim et commence à développer son industrie. Les nordiques gardant jalousement leurs connaissances scientifiques dans les domaines les plus pointus, la technologie nemosiane se développe beaucoup moins efficacement.

     

    Années 470 à 570 : Différents gouvernements démocratiques se succèdent dans le Tharseim, mais tous œuvrent dans le même sens. Le rythme effréné de la propagation industrielle s’accélère, les mégapoles et les usines s’étendent tellement qu’elles arrivent à se rejoindre. La technologie de pointe n’étant accessible que grâce à leur aide, en contrepartie, la présence des Thars devient envahissante chez leurs voisins.

    Des exploitations nordiques commencent à voir le jour dans le Calsynn et surtout en Nemosia, où dans certaines villes sont érigés de nouveaux quartiers pour accueillir les nordiques.
    Malgré tout, les Sœurs Ophrys continuent patiemment de tenter de raisonner les autres peuples quant à leur gestion de l’environnement et la course à la consommation. Elles parviennent parfois à obtenir des concessions dans certains domaines, qui sont ensuite remises en question par le gouvernement suivant. Certaines diplomates ont visiblement fini par baisser les bras.

     

    Passé récent

     

    Année 582 : Bataille de Meriv. Face à l’effondrement dramatique des écosystèmes de la Mer Orange et ses environs, les Merivois se soulèvent contre les Thars installés dans leur grande cité portuaire. On suppose qu’ils ont reçu une aide extérieure conséquente, car en dépit de leur potentiel destructeur considérable, les nordiques ont été chassés de Meriv. Il semblerait également que leur propre gouvernement n’ait pas souhaité s’en mêler pour éviter une véritable guerre. Mais la bataille finale de ce conflit a rasé la plus grande partie de la ville, et la pollution dans la région est catastrophique.

     

    Année 587 : Accession au pouvoir de Hirdan Pascor à la tête du Tharseim, dans des circonstances suspectes étant donné la mort brutale de son prédécesseur et les soupçons de tricherie durant les élections du nouveau Grand Ordonnateur. Très rapidement, les agissements du nouveau dirigeant s’avèrent très différents des objectifs affichés pour séduire les foules.
    Les conditions des femmes se dégradent, des mesures drastiques de contrôle des naissances répondent aux problèmes de surpopulation. Les garçons et les hommes sont favorisés dans tous les domaines.

     

    Année 593 : Par le biais de nombreux changements des lois, de manœuvres, d’un concours de circonstances mêlant d’étranges disparitions et des accidents touchant ses détracteurs, Hirdan Pascor met fin à la démocratie dans le Tharseim.
    La propagande favorise le culte de la personnalité, la surconsommation, la misogynie et le racisme. Les autres nations sont ouvertement méprisées et rabaissées par les médias, tout en provoquant discrètement la convoitise sur leurs paysages et leurs richesses.
    Parallèlement, des relations diplomatiques hypocrites sont maintenues avec les autres nations, visant à leur proposer toujours plus de contrats commerciaux. Les peuples du Sud ont désormais accès à une grande partie de la technologie nordique.

     

    Année 598 : Les relations tournent au vinaigre, à nouveau, entre la Valoki et le Tharseim. Les drames écologiques de la Nemosia, la vente de marchandises interdites en Valoki et les fausses promesses font éclater les tensions accumulées. Les ambassadeurs sont rappelés dans les deux pays, les frontières fermées de chaque côté pour les ressortissants du peuple ennemi.

     

    Année 602 : Contrairement aux craintes générales, les tensions n’ont pas dégénéré en conflit ouvert entre les Thars et les Valokins. Il semble que chacun se contente d’ignorer l’autre. La Nemosia entame en revanche une période de crise, une partie de ses régions désirant revenir en arrière au sujet du développement industriel et des relations avec les nordiques.

     

    Année 608 : Début du roman.

     

    ♦♦♦

     

    D’autres informations sont susceptibles de s’ajouter à cette chronologie. De prochains articles reviendront plus en détails sur certains passages.

    N.B : Les faits présentés ici correspondent à la version officielle telle que la connaissent Elorine et Naëlis, les deux personnages avec lesquels débute le roman. Pour une partie de ces évènements, d’autres vérités vont être révélées au cours de leurs aventures…

     

     



     


  • Un système de castes

     

    « Bonjour, c’est Bakir. Aujourd’hui je vais vous parler un peu de moi, mais aussi comme vous l’aurez deviné au titre, de la société tharse qui est organisée en castes.

    Je tiens d’abord à vous expliquer une petite chose. Vous êtes en train de lire un journal interdit dans le Nord, ce qui veut dire que vous êtes vous-même dans l’illégalité. À moins que vous ne lisiez ces lignes depuis un pays éloigné du Tharseim, ce qui m’étonnerait beaucoup, mais après tout pourquoi pas. Ce serait inespéré pour moi.

    Quoi qu’il en soit, en publiant des textes qui vont à l’encontre de la propagande officielle, je suis un hors-la-loi. J’ai beau avoir passé l’essentiel de ma vie dans ce pays, je reste un immigré. Il est d’autant plus délicat pour un étranger de publier des écrits subversifs… à vrai dire, je risquerais le pire si je n’avais pas pris quelques précautions. J’aurais pu signer avec un pseudonyme, mais cela n’aurait pas forcément empêché les forces de l’ordre de remonter jusqu’à moi. Mon âge avancé me permet une autre option.

    Si vous lisez ces lignes, en fait, c’est parce que je suis déjà mort.

    Je ne sais pas si vous vous rendez compte de l’effet que peut avoir ce genre de phrase sur son auteur. Je suis en train d’écrire en sachant que je ne serai lu qu’après ma disparition. C’est un peu comme si je vous écrivais directement depuis l’autre côté ! Je trouve cette idée triste et à la fois amusante.

    Bien sûr, j’ai également pris soin de protéger ma famille. Mon épouse adorée a déjà quitté ce monde depuis quelques années, et je dois dire que j’ai hâte de la rejoindre. Quant à nos deux fils, nous avons tout fait pour qu’ils quittent le Tharseim.

    Pour l’aîné cela n’a pas été possible, à peine adulte il était déjà mari et père… Il a pu changer son nom de famille bien avant que celui-ci ne devienne synonyme de problèmes, en épousant une nordique. Vous ne le savez peut-être pas si vous venez d’arriver. Le Tharseim est une nation patriarcale, mais avant tout xénophobe. C’est rare mais un étranger épousant une Tharse peut quand même, après d’interminables démarches et examens, prendre son nom de famille et devenir alors un citoyen nordique.

    Notre plus jeune fils, plus aventureux, a quitté ce pays. Il est parti à la recherche de ses racines et doit être quelque part entre le Calsynn et la Nemosia, les pays d’origine de ses parents, en bonne santé je l’espère…

    Je suis maintenant le seul Meyo vivant dans le Tharseim, à ma connaissance. Si la police secrète venait à remonter la piste jusqu’à mon fils aîné, ils se rendront bien compte qu’il n’a rien à voir avec mes écrits. C’est un homme honnête et travailleur, n’ayant jamais commis le moindre écart avec la loi. Il n’est même pas au courant de l’existence de ce journal et d’ailleurs il la désapprouverait. Nous sommes en froid.

    Messieurs les flics et les militaires, je vous en conjure, laissez ma famille en-dehors de tout ça. Vous perdriez votre temps et gaspilleriez l’argent de l’État que vous servez avec tant de zèle.

    Tout le réseau clandestin d’auteurs, d’imprimeurs et de distributeurs du journal que vous lisez, tous les acteurs de cet acte de rébellion pacifique ont pris leurs précautions. Même notre journal n’a pas de nom. Vous ne nous empêcherez pas de nous exprimer, de faire éclater au grand jour la vérité. Notre vérité. Celle que nous vivons tous les jours dans ce pays décadent.

    Refermons cette parenthèse pour le moment. Comme vous le devinez sans doute, l’usure des années n’a pas atténué ma colère. J’en arrive à oublier que j’écris ces lignes pour vous raconter mon histoire. La mémoire me joue des tours à mon âge. Où étions-nous arrivés à la fin de mon texte précédent ?

    Ah oui, Ombrouge et sa Glacière…

    J’avais déjà vingt ans quand j’ai pu sortir de cet enfer gelé, en me payant un billet dans un de leurs fabuleux transports aériens fonctionnant à l’énergie magnétique. Un trajet ridiculement court étant donné les centaines de kilomètres parcourus, et surtout en comparaison de la somme astronomique que j’avais dû débourser, vu mon salaire de l’époque. C’était l’été.

    mines(image jaunie pour les besoins de l’article. Crédit photo : Stephen Codrington)

     

    Une fois la Muraille de Rouglace franchie, les montagnes rouges laissent la place à des reliefs plus doux composés d’autres roches, sans doute plus intéressantes pour l’industrie nordique : ils en ont fait une gigantesque exploitation minière. Les montagnes et les collines éventrées, disséquées pierre après pierre, offrent un triste spectacle.

    Je sais que de nombreux étrangers y travaillent comme des bêtes de somme, ceux qui ont choisi de tenter leur chance par la voie terrestre après avoir passé la frontière. La plupart de ceux qui s’aventurent à pied meurent de froid, de faim ou d’épuisement en essayant de rejoindre la première ville. Moi, j’avais passé cinq ans dans la Glacière pour éviter ça.

    Les Thars ne se soucient pas de la main-d’œuvre abondante constituée par le flot permanent d’immigrés. On peut crever ou survivre, tant qu’on se plie à leur jeu cruel, ils n’ont cure de notre sort. Tant mieux pour les plus forts et les plus malins qui s’en sortent, tant pis pour les autres. Certains ont même l’audace d’appeler ça de la sélection naturelle…

    C’est facile de s’amuser du malheur des autres quand on a comme seul mérite, pardonnez la crudité de mes propos, d’être sorti du bon utérus. Passons.

    Au nord du secteur minier s’étendent de vastes plaines entièrement couvertes de serres, de bâtiments d’élevage et d’usines, le tout quadrillé de routes où défilent en permanence d’énormes véhicules roulant ou glissant sur des coussins d’air, chargés de matières premières et de produits transformés.

    Les cheminées des usines crachent nuit et jour d’affreux panaches de fumées noires. Le ciel n’est jamais vraiment bleu, toujours voilé par une brume jaunâtre. Pas un arbre, pas un insecte sauvage, pas un brin d’herbe à perte de vue. Pas la moindre parcelle de terre à l’air libre. Partout ce n’est que béton, asphalte, grisaille et plastique. Ils ont recouvert la nature comme pour l’étouffer, la remplacer.

    Culture_hors_sol(crédit photo : Remi Jouan)

     

    J’ai alors découvert Wudest, la mégapole la plus au sud du Tharseim, considérée comme le « grenier » du pays. La ville en elle-même s’étend sur un millier de kilomètres carré, immense réseau d’immeubles, de tours et de voies de circulation bondées de véhicules en tout genre, mais les complexes industriels qui l’entourent sont encore plus impressionnants.

    Après quelques jours de galère dans la rue, je réussis à me faire héberger dans un logement miteux en périphérie de la cité, dans un quartier réservé aux migrants. Puis il me fallut retrouver du travail.

    Chaque jour je passais des heures dans les transports en commun, bondés de travailleurs manuels, pour aller suer dans leurs exploitations gigantesques. C’est là que j’ai commencé à rencontrer des représentants de toutes les castes nordiques.

    À Ombrouge, la plupart des Thars sont des militaires vêtus de rouge et noir. J’avais bien vu d’autres couleurs de vêtements, essentiellement des marchands dont les costumes étaient noirs et jaunes, toujours décorés des mêmes motifs en triangle. À Wudest j’en ai vu de toutes les couleurs, au sens propre comme au figuré.

    La société tharse repose sur trois piliers essentiels : la science, l’industrie et le commerce. L’emblème du Tharseim est un triangle tourné vers le bas, lui-même constitué de sept autres petits triangles représentant les sept castes. Chacune n’a pas la même valeur que les autres aux yeux des nordiques, et au sein de chaque caste la hiérarchie est représentée par le nombre de triangles présents sur les vêtements.

    Un simple ouvrier de la caste industrielle, par exemple, ne portera qu’un seul triangle vert sur ses vêtements noirs. Un chef d’équipe en portera trois, un technicien cinq et un directeur sept. Les  dirigeants des grands groupes et les Ordonnateurs portent tellement de triangles que leurs tenues évoquent des costumes d’arlequins, mais composés d’une seule couleur avec le noir.

    Vous suivez toujours ? Je sais, c’est un peu compliqué… moi-même j’ai mis des années à m’y habituer.

     

    Embleme_Tharseim

     

    Violet au centre : le pouvoir, le Grand Ordonnateur. Il est le seul à porter des motifs triangulaires de cette couleur. Les Ordonnateurs qui dirigent chaque caste portent une bande violette sur le col pour être facilement identifiables.

    Rouge : la police et l’armée, ne formant qu’une seule caste. Le nombre de triangles rouges détermine le grade. Seule exception : la garde rapprochée du Grand Ordonnateur qui porte des uniformes entièrement violets, unis.

    Gris : les scientifiques. Du plus éminent chercheur au simple laborantin en passant par l’ingénieur, tous portent des combinaisons noires et grises. Les triangles des médecins sont d’un gris clair presque blanc.

    Vert : les industriels, de l’ouvrier manutentionnaire au technicien, jusqu’au dirigeant d’entreprise.

    Jaune : les marchands. Cette caste comprend les grands corporatistes financiers, les négociants et en bas de l’échelle, tous les petits métiers liés au commerce (magasiniers, serveurs, vendeurs…)

    Orange : l’administration et l’enseignement. Le nombre de triangles de leur tenue désigne leur échelon, et donc en général leur niveau d’étude.

    Bleu : les artistes et les activités liées à la culture, aux loisirs. C’est la caste la moins nombreuse et souvent la plus dépréciée, quel que soit le nombre de triangles décorant leurs vêtements. Seules quelques stars ultra-médiatisées, allant bien sûr dans le sens de la propagande officielle, ont droit à un semblant de prestige.

    Les étrangers, qu’ils soient touristes ou immigrés, ne portent évidemment pas ce genre de motifs. C’est strictement interdit.

    J’ai sympathisé avec des Thars, ils ne sont pas tous aussi intolérants qu’on pourrait le croire. Certains sont tout à fait conscients de vivre dans une société plongée dans une fuite en avant, une course absurde au profit, au rendement toujours croissant, dans une frénésie de domination qui porte préjudice à toute la planète.

    Ils subissent eux aussi leur propre société.

    Ces Thars plus éveillés que la moyenne m’ont raconté qu’à l’origine, il n’y avait pas de castes dans leur pays. En tout cas, officiellement. Mais depuis longtemps, les disparités des classes sociales se sont révélées héréditaires. Enfant d’ouvrier, tu resteras ouvrier. Enfant de chef d’entreprise, tu prendras la relève, quels que soient tes véritables talents ou incompétences. Certains disent même que c’était déjà le cas sur Terre…

    Finalement, ce système de castes a le mérite d’avoir mis fin à une doctrine hypocrite prétendant que tous disposaient des mêmes chances dans la société. Au moins, les choses sont claires.

    Dans le Calsynn d’où je suis originaire, il est évident qu’on ne devient pas chef de clan sans un solide réseau d’influence. Il ne suffit pas de vaincre le meneur d’une tribu en duel pour prendre sa place, il ne suffit pas d’être le plus fort. Ceux qui pensaient le contraire ont eu de mauvaises surprises pendant leur sommeil ou dans leur nourriture, fatales… Mais ceci est un autre sujet, veuillez excuser les digressions d’un vieil homme.

    Quoi qu’il en soit, les sociétés humaines ont semble-t-il toujours fonctionné en strates hiérarchisées et bien définies, d’où il est très difficile de s’extraire.

    Les insectes géants qui dominaient Entom avant notre arrivée ont incontestablement inspiré les différentes nations humaines. Même les Thars qui méprisent la nature, avec leurs castes et leurs militaires dont les casques ont des antennes et des visières à facettes, ont pris modèle sur les premiers habitants de ce monde.

    Il y a tant à dire sur ce peuple déroutant. Dans les prochains numéros, tout en continuant à vous raconter mon parcours, je vous expliquerai ce qu’ils mangent, comment ils vivent et pensent, pourquoi ils sont aussi nombreux en mauvaise santé, malgré les apparences. Vous apprendrez les raisons expliquant l’absence totale de religions chez les nordiques, ainsi que leur développement limité de la robotique et de l’intelligence artificielle.

    Je vous raconterai ce qui a conduit ce pays à devenir ce qu’il est aujourd’hui : l’ennemi numéro un de notre planète et donc de notre avenir en tant qu’espèce. »

    freedom-the-unnamed(crédit photo : The unnamed)

     

    – Bakir Meyo, “Errances d’un Calsy dans le Nord”, extrait n°2 [journal illégal]

    Ghetto calsy de Svalgrad, ouest du Tharseim – Année 602 du calendrier planétaire.