Akoumbé, capitale nemosiane – Année 600
Sous les regards impassibles des deux rangées de soldats gardant la salle du trône, Tiaz Modanio s’inclina très bas devant sa souveraine.
— Votre gracieuse Majesté, dit-il. Je suis honoré par cette convocation… mais de quoi s’agit-il ?
Seneli Habako enveloppait le gros marchand d’un regard courroucé. C’était une grande femme de fière allure, un peu forte, à la peau mate et aux yeux marron. Elle teignait ses longs cheveux noirs attachés en chignon, pour cacher les fils blancs qui s’y épanouissaient.
La reine des Nemosians était assise sur le Fauteuil de Zibril, un trône finement sculpté dans un bois noble parcouru de veines rougeâtres, ayant accueilli toutes les fesses royales depuis deux siècles. Réputée pour son tempérament lunatique et explosif, elle semblait passablement énervée.
— J’ai eu vent de vos problèmes récents en Valoki, dit-elle en le fixant durement. Vous faites trop de zèle avec les nordiques.
Tiaz Modanio lança un regard au frère de la reine, qui se tenait debout à côté du trône, comme s’il espérait son soutien.
Jalil Habako resta silencieux. Il était le cadet de quatre ans seulement, et faisait partie des conseillers les plus proches de la monarque. Il avait le teint mat et des yeux bruns comme elle, mais arborait un bouc et des cheveux argentés.
La famille Habako fut longtemps de peau noire, pendant des générations cette particularité avait été fièrement préservée. Puis au fil du temps et des alliances, les métissages gagnèrent jusqu’à la famille royale.
— Trop de zèle ? fit Tiaz Modanio d’une voix aigüe. Mais Votre Majesté, pardonnez-moi, je n’ai fait que convoyer des produits tout à fait légaux dans notre pays. Les Sœurs Ophrys…
— Ont interdit quantité de marchandises provenant du Tharseim, coupa la reine. Vous avez cherché à outrepasser leurs lois, et vous voilà maintenant interdit de territoire en Valoki ! À quoi peut bien servir un exportateur qui ne peut vendre ? Vous avez été maladroit, Modanio.
Le marchand se retint de gratter son crâne qui le démangeait subitement sous sa perruque. Il lissa les plis de son ample robe beige, décorée de patchworks colorés, en cherchant ses mots.
— C’est que… j’ai d’autres projets, Votre Majesté. Je souhaite diversifier mes activités en me lançant dans le tourisme de luxe. Il m’a fallu négocier le rachat d’un cargo thars, les nordiques sont durs en affaire… je leur ai rendu quelques services.
— Et vous êtes prêt à placer votre pays dans une position diplomatique délicate, juste pour assurer votre prospérité.
— Non, pas du tout, je…
— Assez ! cria Seneli Habako. Il est vital pour la Nemosia de sembler neutre, concernant l’opposition des Thars et des Valokins ! Nous n’avons plus l’aide des Sœurs et pas encore la meilleure technologie des nordiques. Notre nation est en position de faiblesse, c’est un équilibre délicat que vous avez menacé ! Je suis tentée de vous retirer votre licence, Modanio. Ou pire…
Jalil Habako s’éclaircit la gorge pour attirer l’attention. Avec son long nez pointu, sa courte barbe grise taillée en pointe et ses petits yeux perçants, il donnait toujours l’impression de narguer ses interlocuteurs. Le frère de la reine était sans doute plus subtil que sa sœur, moins impulsif, mais tout aussi dangereux.
— Il convient de faire la part des choses, dit-il en caressant le bouc argenté sur son menton. Monsieur Modanio nous a été fort utile dans nos transactions avec le Tharseim. Je tiens aussi à vous féliciter, marchand, pour votre habileté concernant les Mousserands. Vous avez réussi à les convaincre de nous accorder le monopole sur leurs œuvres artistiques végétales, très prisées dans les milieux fortunés. Et de plus, ils se détournent de la Valoki pour s’ouvrir au commerce avec nous. C’est une bonne chose.
— Un grand merci, Monseigneur, dit Tiaz Modanio avec une révérence obséquieuse. Il n’a pas été facile de négocier avec ces primitifs… les taxes rapportent de belles sommes au trésor national. Lorsque je pourrai mettre en place mon circuit de croisières aériennes, des Thars composeront aussi ma clientèle. Ce qui ne peut être que favorable à notre économie et nos relations avec le Nord.
Seneli Habako réfléchit quelques instants. La reine nemosiane n’avait jamais brillé par sa finesse, mais elle ne manquait pas de caractère et se dévouait aux intérêts de son royaume. Son mari absent n’avait de noble que le titre marital, c’est elle qui dirigeait. Mais les paroles de son frère tempéraient souvent les colères royales, il était fréquent que Jalil la pousse à changer d’avis.
— Soit, mon cher frère, convint-elle. Il est toujours sage d’écouter ses conseillers… Ces croisières de luxe sont une bonne idée, après tout, nous avons d’autres marchands pour commercer avec les Valokins. Montrez-vous plus habile à l’avenir, monsieur Modanio, que je n’entende plus parler de vous et des Sœurs Ophrys dans la même phrase. Vous pouvez disposer.
— Mille fois merci, Votre gracieuse Majesté, lança Tiaz Modanio en s’inclinant presque jusqu’au sol malgré sa corpulence. Je peux vous assurer que je fais tout mon possible pour remplir les caisses de l’État.
— Et les vôtres, compléta la reine.
Le marchand effectua plusieurs révérences en marchant à rebours, un sourire aux lèvres, puis il quitta la grande salle pavée de marbre.
Seneli Habako se leva de son trône. Habillée d’une robe claire arborant des motifs colorés et uniques pour chaque personne, la souveraine ne portait pas de couronne. Les rois et reines qui s’étaient succédé sur le Fauteuil de Zibril arboraient à la place un lourd anneau sigillaire à la main gauche, orné d’une magnifique émeraude où étaient gravées les armes de sa famille. Elle s’avança vers une baie vitrée pour observer la capitale.
Akoumbé avait tellement changé ces dernières années. Au cœur de la cité, la vieille ville était tout ce qui restait de l’ancienne architecture valokine. Les bâtisses en forme de coquillages se délabraient malgré les rénovations. Seule la splendeur du palais royal était relativement préservée, au prix de dépenses exorbitantes.
Sans l’aide des terims, les insectes bâtisseurs disparus depuis longtemps dans ce pays, les vestiges du rayonnement valokin se désagrégeaient, malgré les efforts des maçons. Mais c’était tout ce qui restait de pittoresque, d’ancien, la seule partie de la capitale nemosiane pouvant susciter un intérêt historique.
Encerclant la vieille ville comme pour l’assiéger, les immenses tours de verre et de métal des nordiques avaient envahi le paysage.
Des véhicules aériens se croisaient dans tous les sens, mais seuls les appareils des Thars disposaient des meilleures avancées technologiques. Les Nemosians devaient se contenter des moyens de transport les moins rapides ou les plus polluants. Seneli Habako soupira.
— Qu’est-ce qui te chagrine, ma sœur ? demanda Jalil en s’approchant.
— Notre famille a-t-elle vendu son âme ? dit-elle sans quitter la ville des yeux. Les nordiques prennent tellement de place… j’ai peur que nous y perdions notre identité.
— Ne sous-estime pas notre peuple, les Nemosians sont forts. Nous sommes les descendants d’une lignée héroïque ayant bravé la domination des matriarches valokines, notre famille a pris de gros risques pour gagner notre indépendance, mais elle y est arrivée. Il nous faut poursuivre sur cette voie, nous affranchir de ceux qui cherchent à nous contrôler. Nous sommes sur le point d’accéder aux meilleures technologies, il faut tenir bon. Nous aurons bientôt les moyens de tenir tête à tout le monde.
Seneli Habako se tourna alors vers son frère.
— Je sais tout cela. Mais pourrons-nous réparer les dégâts ? Je me demande si les sacrifices en valent la peine. Depuis les désastres de la Mer Orange, je crains que les choses nous échappent complètement. Les préfets et les édiles de ces régions contestent ouvertement notre politique maintenant ! Si ça ne tenait qu’à moi, je les ferai tous enfermer.
Jalil Habako eut un demi-sourire en posant une main réconfortante sur l’épaule de sa sœur.
— Il ne faut surtout pas en faire des martyrs, pas pour le moment. Nous commençons à signer des contrats pour l’armement, ensuite ce seront les transports. Par leur cupidité, les nordiques sont en train de nous fournir ce qui nous servira à les tenir en respect, ce n’est pas le moment de renoncer. Quand nous aurons tout cet équipement, nous pourrons envisager de nous débarrasser de tous nos adversaires. De l’intérieur comme de l’extérieur.
Seneli Habako soupira une nouvelle fois.
— Je me range à tes arguments, comme souvent. Pour la gloire de la famille. Mais si nous étions dans l’erreur depuis tout ce temps… sommes-nous la génération qui devra payer les conséquences ?
— Je suis persuadé que non, affirma Jalil Habako. Nous avons toujours trouvé des solutions et nous en trouverons toujours… je vais être en retard, chère sœur, pour un rendez-vous que tu sais important. Gouverne la Nemosia avec le brio dont tu as fait preuve jusqu’à ce jour, et ne te fais pas de mauvais sang pour les affaires extérieures. Je m’en occupe.
Sur quoi il prit congé de la reine, la laissant en proie à ses doutes.
Je l’aime mais elle est trop faible pour assumer ce rôle, pensa-t-il en s’éloignant. Ce n’est pas elle qui mènera la Nemosia vers la gloire.
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