Valoki, province de Leda – année 607
En Valoki poussaient des champignons particuliers. Minuscules en comparaison de la végétation géante, ils ne dépassaient pas la taille d’une main humaine au moment de sortir de terre. Très appréciés pour leur chair ferme et parfumée, les bolets du crépuscule étaient aussi utilisés par les Sœurs Ophrys pour leurs propriétés médicinales. La cuticule et la mousse du chapeau contenaient des substances rares.
Sous les tropiques, la nuit tombe relativement tôt toute l’année. C’est en fin d’après-midi qu’un groupe de Koré quitta le monastère sous la surveillance de plusieurs Shaïli et d’une enseignante, Matria Aemi. Les adolescentes furent conduites à travers la forêt, tandis que les Sœurs adultes repoussaient sans distinction tous les animaux des alentours avec leurs pouvoirs.
Une fois dans le bon secteur, partant d’un point central alors que Matria Aemi veillait sur ses élèves, les Shaïli s’éparpillèrent dans toutes les directions en éloignant les arthropodes avec leurs ondes répulsives, élargissant le périmètre jusqu’à lui faire atteindre la taille voulue.
Chacune accrochait des petites lumines dans la végétation, à intervalles réguliers. Les lanternes sphériques de luciférine dispensaient leur lumière verdâtre dans les ténèbres naissantes.
Les Shaïli se postèrent à égales distances tout autour de la zone. Aucun arthropode ne risquait d’y mettre les jeunes Koré en danger.
Les bolets du crépuscule étaient endémiques de la province de Leda, on n’en trouvait nulle part ailleurs. Ces champignons aussi éphémères qu’étranges ne sortaient de terre que lors du retour des premières pluies, à la fin de la saison ardente. Ils n’étaient consommables que tout jeunes et poussaient si rapidement qu’il fallait vite les cueillir.
Au petit matin, les bolets devenus énormes étaient déjà en décomposition. Ils restaient délicieux et croquants tout au plus le temps qui séparait le coucher du soleil et la nuit noire.
La motivation des apprenties adolescentes était attisée par la célérité dont il fallait faire preuve, ainsi que la promesse d’une petite récompense pour les meilleures récoltes. C’est donc sous la forme d’un jeu que les Veneris avaient organisé cette activité, utilisant l’énergie débordante des Koré de manière ludique et utile à la fois.
(inspiré du Bolet radicant, non comestible sur Terre – crédit photo : H. Krisp)
Naëlis ne portait la robe bleu pastel des Melishaï que depuis un an, mais elle était au nombre des encadrantes. Elle surveillait avant tout la végétation en maintenant son bouclier psychique, et ne leur lançait que de rapides coups d’œil, mais elle voyait les Koré courir dans tous les sens, euphoriques. À la recherche des champignons blanchâtres et légèrement phosphorescents commençant à poindre dans la mousse où les tapis de feuille. Ils grossissaient à vue d’œil, il fallait vite les ramasser.
Il n’y a pas si longtemps, Naëlis courait elle aussi en riant parmi les jeunes filles en robes vertes, insouciante, confiante envers les adultes qui les protégeaient.
Elle était heureuse d’avoir réussi les épreuves des Shaïli, d’avoir échangé la robe verte pour la bleue. Malgré tout, elle prenait conscience avec une pointe de tristesse qu’elle les enviait.
On passe notre enfance à s’impatienter de grandir, pour se rendre compte trop tard des trésors qu’on a perdus.
La seule femme en robe blanche était Matria Aemi, qui était d’ailleurs l’enseignante de Naëlis pendant cette époque toute proche la rendant parfois nostalgique.
Aemi circulait dans le périmètre en se débrouillant toujours pour être là quand sa présence était utile. Soutenir des Shaïli afin de repousser des insectes un peu trop nombreux, recadrer les jeunes filles qui ne réfrénaient pas leur esprit de compétition et se comportaient de manière trop individualiste ou agressive, soigner les éventuelles blessures. En passant près d’elle, la Matria aux yeux bridés s’adressa à Naëlis d’un air malicieux.
— On ne voit plus les choses de la même manière quand on change de rôle… n’est-ce pas ?
Désemparée d’être aussi transparente aux yeux de la Matria, Naëlis ne sut que répondre. Elle se contenta de lui sourire maladroitement en faisant oui de la tête. Aemi lui rendit son sourire avant de continuer sa ronde.
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Un mouvement attira l’attention de Naëlis à l’extérieur du périmètre.
À sa grande surprise elle vit une Koré en robe verte revenir du ruisseau tout proche, son panier de champignons presque vide. L’adolescente essayait de se montrer discrète dans l’obscurité, elle avait sans doute trompé la vigilance d’une Sœur et tentait un autre chemin pour rejoindre le périmètre autorisé. Elle se raidit quand leurs regards se croisèrent. Naëlis lui fit signe de s’approcher.
— Ça va pas la tête ? lui lança-t-elle à voix basse. Et si un prédateur était passé par là, tu te rends compte ?
— P…pardon, Sœur Naëlis, balbutia la jeune fille prise en faute. J’avais trop soif…
— Tu aurais dû demander à Matria Aemi. Bon allez, tu as eu de la chance, va vite continuer la cueillette. Il ne reste pas beaucoup de temps avant la nuit.
La jeune fille s’assit par terre. Elle ne semblait pas apprécier ce genre d’exercice.
— J’ai pas de bol, j’en trouve presque pas, geignit l’adolescente.
Naëlis s’apprêtait à l’encourager alors qu’une autre Koré surgit des fourrés avec un panier bien rempli de champignons blanchâtres.
— J’en ai trouvé plein ! s’exclama-t-elle aux anges. Sœur Naëlis, c’est vrai ce qu’on dit sur les bolets du crépuscule ? Ils n’existaient pas avant l’ordre Ophrys ?
Naëlis lui sourit, un peu embarrassée de ne pas connaître les prénoms des jeunes filles alors que toutes semblaient avoir retenu le sien. La Melishaï possédant la peau et les cheveux les plus clairs de tout le monastère ne passait pas inaperçue, bien malgré elle.
— D’après la légende, ces champignons seraient même apparus pendant le règne de Shaïli Angama, notre fondatrice, expliqua Naëlis.
— Elle les a découverts en même temps que le Seid, lança une troisième jeune fille qui s’approchait.
— Pas tout à fait, corrigea la Melishaï. En fait, elle était déjà assez âgée… Enfin, cela reste une légende.
— Racontez-nous, s’il vous plaît. De toute façon, le jeu est presque fini.
Naëlis réalisa alors qu’elle se trouvait au milieu d’un petit attroupement spontané. Six Koré l’entouraient, la plupart chargées d’une belle récolte de bolets, et leurs yeux brillaient de curiosité sous les lueurs des lumines. Naëlis accepta de bon cœur.
« On raconte que dans sa soixante-dixième année, alors que personne ne pouvait soupçonner qu’elle avait seulement dépassé la moitié de sa longue existence, Shaïli Angama vécut une série d’évènements difficiles.
C’était, logiquement, l’année 125 de notre calendrier planétaire. Pour la première fois, la fondatrice de l’ordre venait de bannir des consœurs dans le Kunvel. Une partie de ses propres disciples avaient monté un complot contre elle. Et parmi ces femmes se trouvaient celles que Shaïli avaient considéré comme ses meilleures amies.
Jusqu’alors, aucune trahison de cette importance n’avait entaché les Sœurs. Il faut dire aussi que Shaïli se refusait à sonder les cœurs de ses disciples, elle préférait leur faire confiance en respectant leur intégrité.
Le bannissement dans le Kunvel était déjà pratiqué contre les plus dangereux criminels, mais c’était la première fois qu’une telle condamnation touchait des Sœurs. Et de plus, tout un groupe. Les conspiratrices furent conduites dans les jungles noires une par une, en des endroits différents, pour ne pas leur laisser la moindre chance d’en réchapper.
Tout n’était pas sombre car dans le même temps, les moniales venaient de parvenir à s’allier avec la quatrième espèce d’insectes sociaux, et la plus dangereuse : les vespères.
Shaïli et les Veneris qui lui restaient fidèles décidèrent alors de créer la branche des Ordoshaï pour veiller à la sécurité et au respect des lois. Elles durcirent les préceptes de leurs enseignements et les critères de sélection de chaque rang au sein de l’ordre.
Alors que dans un premier temps le Seid avait suffi à assurer la paix et la prospérité des Valokins, Shaïli Angama se retrouvait confrontée à un nouveau problème : ses propres disciples pouvaient aussi la trahir. Elle n’avait pas été assez intransigeante.
L’intrusion dans les émotions des autres pour lire leurs intentions cachées devint une habitude. Mais Shaïli ne désirait pas que les choses se déroulent de cette manière. Ces décisions l’affectèrent beaucoup. »
Naëlis réalisa que les Koré étaient maintenant une dizaine à l’écouter avec attention. Étonnée de susciter cet intérêt, elle poursuivit :
« Il est bien connu que les mauvaises nouvelles arrivent rarement seules. C’est au cœur de ces tourments que la fondatrice de l’ordre Ophrys apprit le décès de son frère, Palden Angama.
Depuis le temps de leur jeunesse et la découverte du Seid, le frère et la sœur étaient devenus des ennemis. Ils ne s’étaient pas adressé la parole depuis plus de quarante ans quand Shaïli apprit la disparition de Palden, et cette nouvelle lui déchira le cœur. Elle réalisa alors, face à l’inéluctabilité de la mort, à quel point elle aimait son frère et regrettait leurs divergences.
Contrairement à Shaïli, Palden avait fondé une famille et laissé des descendants. Des neveux et nièces qu’elle ne rencontra jamais. Au terme d’une brillante carrière scientifique son frère était devenu un Ordonnateur, mais il termina sa vie malade et dans la plus grande solitude.
Envahie par la tristesse, Shaïli partit seule dans la forêt, le visage baigné de larmes alors que le crépuscule s’étendait sur la Valoki. Les pleurs abondants ruisselaient dans un flot ininterrompu qu’elle chassait du bout des doigts, et l’on raconte qu’à l’endroit précis où tomba chacune de ses larmes poussa un champignon.
Depuis cette époque, les bolets du crépuscule poussent dans cette forêt. Quelques soirs par an seulement, lors de la reprise des pluies à la fin de la saison ardente. On suppose qu’ils se sont multipliés d’eux-mêmes. Leur durée éphémère, leur qualité gustative et leurs vertus en ont fait les champignons les plus renommés de toute la ceinture tropicale.
Alors vous voyez, ce que vous faites revêt une grande importance. Il ne s’agit pas d’une simple cueillette comme les autres. »
♦
Les jeunes filles acquiescèrent, enthousiastes. Certaines prenaient seulement conscience de la portée de cette légende. Elles marchaient sur les pas de Shaïli Angama.
Le cor sonnant la fin de la sortie retentit. Naëlis aida les adolescentes à ramasser quelques champignons à la hâte, puis les Sœurs se regroupèrent pour rentrer au monastère.
Sur le chemin, Matria Aemi vint marcher aux côtés de la Shaïli aux cheveux de miel.
— Tu n’étais pas censée les aider, glissa-t-elle.
— Désolée, c’est que je… commença Naëlis.
— Je sais. J’ai décidé de ne pas intervenir car cela n’a pas affecté la cueillette, globalement la récolte est très bonne. Tu possèdes un don indéniable pour captiver leur attention… rassure-toi, je n’en parlerai pas à Matria Elorine. Elle est si conventionnelle.
Naëlis et son ancienne professeure échangèrent un sourire complice.
Elle avait de la chance d’avoir croisé le chemin de cette enseignante profondément bienveillante, au caractère compatible avec le sien, dès le début de son apprentissage. Là où d’autres ne voyaient qu’insolence et rébellion, Matria Aemi savait parfois reconnaître la curiosité, l’originalité, l’intelligence d’une idée nouvelle. L’émergence d’un talent.
Mais une partie des Matria et des Veneris de l’ordre ne partageaient pas ses opinions, Naëlis allait bientôt découvrir à quel point.
— Pensez-vous que cette histoire soit vraie, au sujet des larmes de Shaïli ? demanda-t-elle.
— Qui sait ? répondit Matria Aemi. Il y a toujours une part de vérité dans les légendes…
Hello Sandro
Très beau texte comme d’habitude. J’aime bien la naissance de la légende c’est très poétique d’autant plus que le mot champignon évoque immédiatement dans mon esprit très pervers la chanson : « mangez-moi » de Billy ze Kick et l’essai de Aldous Huxley » Les portes de la perception »
On retrouve bien l’univers de ton roman et des Soeurs Oprhys et j’étais bien contente de retrouver Naelis 🙂
Merci Marjorie 🙂
Oui les champignons ont une connotation féérique depuis la nuit des temps sans doute. Remèdes de sorcières, pratiques shamaniques, druidiques… et les contes se sont beaucoup inspirés de certains.
Je suis toujours émerveillé de découvrir la diversité des effets que produisent les plantes et les champignons sur nous. Ils peuvent nous empoisonner, nous soigner ou nous nourrir, voire les trois, selon la quantité et la manière de les utiliser.
Et oui, certains nous donnent accès à une perception différente de ce qui nous entoure. Une mauvaise utilisation peut les transformer en poisons, mais la nature est remplie de trésors pour ceux qui les connaissent.